Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/739

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les paysans de la couronne ? et ne se crée-t-il pas aussi un instrument de lutte contre l’aristocratie elle-même, en donnant à une portion considérable de la classe des paysans une sorte de constitution qui leur fait une condition exceptionnelle et une position des plus importantes dans l’empire ? Il serait étrange que la noblesse ne s’en fût point alarmée ; mais sa volonté et son pouvoir ne vont point au-delà de ces plaintes sans effet depuis Pierre-le-Grand, elle n’hérite de ses aïeux que l’obéissance et l’oubli des vieilles libertés ; voulût-elle aujourd’hui revenir aux anciennes traditions féodales, ses efforts échoueraient, car l’autorité, pour la contenir, trouverait dans les paysans de l’empire entier un appui sûr et terrible.

Il est difficile néanmoins que les avantages offerts au gouvernement par les colonies militaires n’aient pas pour compensation quelques inconvéniens. Les principes qui leur servent de base sont fort arbitraires et souverainement injustes. Lors nième que la fusion des soldats avec les colons serait parfaite et que l’aisance régnerait universellement, le régime légal ne cesserait pas d’être oppressif et vexatoire, à moins d’une réforme fondamentale. Cela est grave, car ce n’est pas à une époque où les rigueurs du servage commencent à être senties vivement et sont devenues odieuses aux paysans des particuliers, ce n’est pas dans un tel moment que les paysans colonises de l’état peuvent comprimer leurs griefs et se tenir enfermés dans une résignation absolue. Une vie plus active, plus féconde, les effets de l’association, la conscience d’une force très grande, ne sont-ce pas là des raisons et des garanties d’un progrès moral dans l’esprit des colonies ? Et ce progrès, ne serait-ce pas un danger ? Les privilèges de la noblesse sont battus en brèche par l’absolutisme, ils sont menacés par les questions sociales ; mais alors ceux du pouvoir absolu sont exposés aussi à quelques vicissitudes par les idées et les moyens d’action qui se développeront naturellement dans le sein des colonies militaires.

Il faut dire toute la vérité, les mécontentemens ont déjà osé s’exprimer plus d’une fois. Même on les a vus dégénérer en actes turbulens, en refus d’obéissance, dans les colonies du nord, qui sont les plus heureuses. Tout justement en 1831, durant les affaires de Pologne, il y eut sur un point des démonstrations significatives, une menace d’agitation, et il fallut que le tsar lui-même parût au milieu des mutins, accompagné d’un seul adjudant, pour mieux frapper les imaginations par la témérité de sa démarche. C’est à ce prix seulement que l’ordre fut rétabli. Ces manifestations n’avaient point un caractère véritablement politique ; elles résultaient sans doute de souffrances causées par quelques mesures arbitraires de l’administration ; mais il s’y révélait une tendance hardie, et c’était déjà un événement digne de remarque qu’elle pût se trahir ainsi. Viennent des idées nouvelles avec des mœurs plus polies et une plus grande cohésion entre les intérêts, alors aussi des besoins nouveaux se feront jour ; ils parleront clairement, parce qu’ils se sentiront protégés par des milliers de baïonnettes : voilà le véritable péril. Toutefois, si on l’envisage de loin, rien n’assure qu’il doive être insurmontable, et, dans tous les cas, il ne le sera point avant bien des années. Il se peut que la Russie soit troublée prochainement par des querelles sociales, par quelque affreuse guerre de paysans dont le pouvoir ne s’effraiera point ; mais beaucoup de temps se passera probablement encore avant que le pays soit mûr pour les questions de liberté politique ; d’ici là, l’autocratie ne se sera-t-elle