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menu et mélangée avec de la graisse, de l’aji et de l’oignon ; la casuela, ragoût de poulet assaisonné aussi avec force aji et oignon. – L’aji, cet enragé piment, se glisse partout ; quand on a la bouche à l’épreuve de ce condiment énergique, on peut sans crainte avaler des charbons ardens. La boisson favorite du peuple s’appelle chicha[1]. Il y a plusieurs espèces de chichas : la chicha de aloja, faite de maïs et de pois ; la chicha de mançana, où la pomme broyée entre comme principal ingrédient ; enfin la chicha de raisins écrasés et non fermentés. Une écume permanente semblable à un petit dôme neigeux surmonte ordinairement les flacons de chichas et fait croire à première vue qu’on les cachète avec du coton.

Au milieu du marché d’Orégo, on voit des échoppes entourées de bancs sur lesquels des guassos assis en plein air tendent à un Figaro de bas étage leur face de cuivre rouge. Le guasso est le paysan du Chili. Il personnifie le centaure antique, lui et son cheval ne font qu’un ; il boit, mange et dort en selle. Habitué à vivre en plein soleil, il porte ordinairement un mouchoir sous son chapeau de paille ; le poncho, la culotte de toile et les botas complètent son costume. Les botas sont de larges tuyaux d’étoffe de laine qui, retenus au-dessus du genou par une jarretière, descendent jusqu’au cou-de-pied. Cette espèce de guêtres a son utilité dans les sentiers étroits, où les jambes sont exposées au rude contact des roches. Les éperons et le laso ne quittent jamais le guasso. L’éperon chileno, copie exagérée de l’éperon français, a pour molette un soleil de fer argenté dont le diamètre a six pouces, et dont les rayons semblent des lames de poignard. Le laso est une corde de cuir frottée de graisse, très flexible et terminée par un nœud coulant dont on élargit à volonté l’ouverture. Au moyen de cet instrument, le guasso arrête à quinze pas dans sa course un taureau ou un cheval lancés à fond de train. Pour compléter le portrait du guasso, il faut parler de son cheval, car, nous l’avons dit, l’homme et sa monture sont inséparables. Les chevaux du pays sont de race andalouse ; ils semblent avoir gagné en qualité, sinon en élégance, ce qui tient sans doute au peu de soins qu’on leur donne et à la façon brutale dont on les surmène. Le harnachement des chevaux chilenos diffère aussi de celui des nôtres. Autant on s’applique à simplifier celui-ci, autant on s’évertue à surcharger celui-là. La selle d’un guasso est ordinairement couverte de huit ou dix pelliones, peaux de mérinos teintes en bleu ou en brun. Sur une pareille assiette, le plus médiocre cavalier est comme enraciné ; ses genoux, enfoncés dans l’épaisseur de la laine, le maintiennent parfaitement en équilibre. Cette superposition de pelliones explique certaine épigramme d’un poète argentino, où il est dit que « les Chilenos, gens à idées grandioses, bâtissent

  1. Espèce de cidre du pays.