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LE CLARET ET LE TOKAY.
I.

« Mon cœur descendait tout à l’heure, avec notre flacon de claret[1], sous les massifs glaïeuls qui servent de masque à la face noire de cet étang. Encore à présent, aux bords çà et là rompus de l’humide cavité, contemplant les bulles brillantes et l’onde émue, de l’oreille et des yeux je suis mon cœur.

« A voir notre riant petit flacon lancé dans ces profondeurs de plus en plus noires et froides, ne dirait-on pas quelque aimable et coquette Française, les bras collés au flanc, les jambes raides et tendues, alors qu’enlevée au tourbillon léger de la vie elle tombe dans le silencieux océan de la mort ? »

II.

« Le tokay grimpa lestement sur notre table, gardien-pygmée de quelque château fort, robuste et bien pris dans ses grêles proportions, son arroi et ses armes en bel ordre. Il regardait fièrement au nord, lorsque, tournant sur lui-même, il souffla dans son petit cor un défi hautain à la soif, d’un plumet d’ivrogne orna son chapeau rabattu, tourna son pouce dans sa moustache rouge, choqua et fit sonner ses grands éperons de fer, serra sa ceinture de Bude autour de sa taille, et avec une imperturbable impudence, secouant ses épaules de bossu, il semblait dire à tous venans, que de vingt coquins pareils il se rirait, plus hardi que jamais. Puis, ramenant en avant la poignée de son sabre, et la main droite posée sur sa hanche, le petit homme d’Ausbruck s’en alla se pavanant[2]. »


Vous avez reconnu le Trinklied fantastique. Vous vous rappelez ces inspirations du panthéisme d’outre-Rhin qui donnent à la vigne, au vin les instincts et le langage de l’homme, — comme la mythologie grecque leur donnait une existence divine. — Vous vous rappelez l’hymne de Kerner sur les souffrances du vin captif quand la vigne fleurit au dehors, quand la sève bout dans les rameaux.

Maintenant, quelle place assigner à ce talent que nous venons d’étudier dans ses manifestations diverses ? De tous les poètes contemporains, Robert Browning est celui qui s’est le moins isolé de la tradition byronienne. Lui aussi on peut l’accuser de matérialiser la poésie, et d’en subordonner l’élément idéal au sensualisme des sons et des images. Lui aussi se préoccupe de communiquer des impressions plutôt que de propager des idées. Il est artiste avant d’être croyant, artiste avant d’être patriote, artiste avant d’être philosophe ou moraliste. Ses convictions politiques, d’ailleurs, sont saines et libérales. Nous en attesterions, au besoin, la belle imprécation intitulée le Meneur perdu, the Lost Leader, où il flétrit en termes énergiques l’apostasie d’un poète qu’il ne daigne

  1. On sait que le mot claret désigne en Angleterre le vin de Bordeaux.
  2. Dramatic Romances and Lyrics, p. 20.