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mais elle porte sur des minuties et, — ce qui est un grave défaut, — elle néglige toute sorte d’éclaircissemens, supposant à chaque lecteur une science spéciale qu’il est bien rare de rencontrer, même chez les plus instruits. C’est ainsi que dès le début, et en quelques vers seulement, Browning met en jeu une multitude de personnages, sans prendre garde que, faute de quelques explications nécessaires, ils n’auront aucun caractère ni aucun sens. Le comte de Saint-Boniface, seigneur de Vérone, Azzo d’Este, Taurello Salinguerra de Ferrare, Ezzelin Romano, l’empereur, le pape, la ligue lombarde, font irruption sur la scène, et c’est seulement avec le plus grand effort d’attention que l’on parvient à discerner leurs rapports d’alliance ou de guerre, leur rôle dans les discussions politiques de l’Italie. Avec cette méthode de donner tête baissée in medias res, on déroute la pénétration et la bonne volonté les plus dévouées. Ce cliquetis de noms inconnus, de faits oubliés ou nouveaux, emportés dans le courant d’un vers rapide, concis, sautillant, obscur, est vraiment effrayant. Si vous persistez, nonobstant ces premières difficultés, à chaque page vous rencontrerez de nouveaux personnages, de nouvelles allusions, de nouvelles énigmes, et pas une halte, pas un résumé, rien qui vous permette de reprendre haleine, de récapituler, de classer les élémens confus de cette épopée inextricable. Le style est à l’avenant du récit. Chaque phrase, prise à part, est comme un petit chaos où les nuages se pressent, passent les uns devant les autres, s’enchevêtrent, se brisent, s’effacent. L’architecture a eu jadis des caprices analogues : elle aimait à compliquer la distribution intérieure des maisons féodales, à cacher de sombres cabinets dans les détours de tortueux corridors, à creuser dans l’épaisseur obscure du granit des labyrinthes sans issue. Alors, du moins, ces fantaisies étaient en rapport avec les mœurs. La tyrannie avait besoin d’impénétrables recès, d’oubliettes aveugles ; menacée et soupçonneuse, il lui fallait de secrètes issues pour se dérober aux assassins, de sonores réduits où les complots à voix basse avaient des échos imprévus. De nos jours, cependant, à quoi serviraient tant de précautions ? Aussi ne songe-t-on guère qu’à se ménager l’air le plus pur, la plus abondante lumière, et l’art, selon nous, trouve encore assez de ressources dans la recherche savante du bien-être inconnu à nos devanciers. Pourquoi n’appliquerait-on pas à la poésie cette règle salutaire du progrès ? Et ne lui doit-on pas de l’avertir quand on la voit se méprendre à ce point, qu’elle croit grandir dans les ténèbres, gagner en force ce qu’elle perd en simplicité, dominer parce qu’elle rebute ?

Du reste, à propos de Sordello, Browning a reçu du public une leçon sévère. Ceux-là même qui avaient salué le plus volontiers les promesses de Paracelsus se refusèrent à en voir l’accomplissement dans un mélodrame prétentieusement rimé, qui avait pour mérite supérieur