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dix ans plus tard, alors que la paix règne partout, que les événemens s’apaisent, que la vie politique est nulle et se révèle à peine, de temps à.autre, par quelques commérages parlementaires. Ne semble-t-il pas que l’heure est alors favorable pour scander les strophes harmonieuses, et se livrer à tous les rêves de l’imagination ? Platon lui-même ne s’humaniserait-il pas en ce moment pour cette « chose légère, volage, sacrée, » qu’on appelle un poète ? N’est-il pas permis, lorsque l’état, est prospère, les lois obéies, l’armée au repos, de se laisser entraîner par cet aimant victorieux et divin, derrière lequel se forme la chaîne oblique « des danseurs, des chanteurs, des choristes, qui secondent les séductions de la Muse ? » Mais, que voulez-vous ? depuis vingt-cinq ans, on se tait, on écoute, on admire, et peut-on admirer, écouter, se taire éternellement ? Après l’enthousiasme, la satiété, la satiété même injuste. Puis, l’admiration est-elle encore possible, lorsque, Walter Scott détrôné, Byron mort, les lakistes devenus vieux, il ne reste plus dans le ciel poétique que les astres secondaires, stella minores, beaux-esprits brillans et bien doués sans doute, mais sans excellence, sans originalité, sans génie : Rogers, Campbell, Barry Cornwall, Milman, et tant d’autres ?

Cependant, si la poésie moderne avait eu un caractère plus précis, et si ses progrès avaient été du même ordre que ceux de la science, elle n’eût pas été sujette à ce triste retour. Par malheur, elle suivait une tendance directement opposée à la marche des esprits. Plus ceux-ci devenaient positifs et sérieux, plus ils se montraient épris de la vérité sous toutes ses formes, et plus il semblait que les poètes eussent à cœur de méconnaître cette vérité, de la remplacer par leurs caprices arbitraires, de substituer la violence, l’exagération, l’enivrement individuel et capricieux, aux lumineuses et sereines inspirations de la raison universelle. Tandis que les mœurs se calmaient, s’épuraient, les poètes faisaient appel aux emportemens furieux de la passion, aux excitations des sens. Le niveau des intelligences s’élevait rapidement : ils semblaient prendre à tâche de méconnaître ce glorieux phénomène et de s’abaisser, par l’abus des images matérielles, par l’énergie triviale du langage, par le mépris de toute grace et de tout raffinement, au niveau de leurs plus incultes et de leurs plus grossiers lecteurs. Leur incontestable talent ne servait qu’à évoquer des fantômes auxquels, pour quelques instans, ils savaient prêter l’éclat, le mouvement, la vie, mais dont l’illusoire splendeur s’éteignait, comme celle d’un rêve, aux premiers rayons du jour, au premier éveil de la réflexion. La nouveauté paradoxale de ces créations fantastiques excitait un facile enthousiasme, mais ne supportait pas l’examen. Ainsi s’explique leur vogue immense et le prompt soubresaut de l’opinion, lorsqu’elle s’est rendu compte des Prestiges qui l’avaient égarée.