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Le soir approchait ; les prisonniers étaient réunis dans les cours pour la prière accoutumée. Hakem prit la parole, s’adressant à la fois à cette double population d’insensés et de malfaiteurs que séparait une porte grillée ; il leur dit ce qu’il était et ce qu’il voulait d’eux avec une telle autorité et de telles preuves, que personne n’osa douter. En un instant, l’effort de cent bras avait rompu les barrières intérieures, et les gardiens, frappés de crainte, livraient les portes donnant sur la mosquée. Le calife y entra bientôt, porté dans les bras de ce peuple de malheureux que sa voix enivrait d’enthousiasme et de confiance. « C’est le calife ! le véritable prince des croyans ! » s’écriaient les condamnés judiciaires.« C’est Allah qui vient juger le monde ! » hurlait la troupe des insensés. Deux d’entre ces derniers avaient pris place à la droite et à la gauche de Hakem, criant : « Venez tous aux assises que tient notre seigneur Hakem. »

Les croyans réunis dans la mosquée ne pouvaient comprendre que la prière fût ainsi troublée ; mais l’inquiétude répandue par l’approche des ennemis disposait tout le monde aux événemens extraordinaires. Quelques-uns fuyaient, semant l’alarme dans les rues ; d’autres criaient : « C’est aujourd’hui le jour du dernier jugement ! » Et cette pensée réjouissait les plus pauvres et les plus souffrans qui disaient : « Enfin, Seigneur ! enfin voici ton jour ! »

Quand Hakem se montra sur les marches de la mosquée, un éclat surhumain environnait sa face, et sa chevelure, qu’il portait toujours longue et flottante contre l’usage des musulmans, répandait ses longs anneaux sur un manteau de pourpre dont ses compagnons lui avaient couvert les épaules. Les juifs et les chrétiens, toujours nombreux dans cette rue Soukarieh qui traverse les bazars, se prosternaient eux-mêmes, disant : « C’est le véritable Messie, ou bien c’est l’antéchrist annoncé par les Écritures pour paraître mille ans après Jésus ! » Quelques personnes aussi avaient reconnu le souverain ; mais on ne pouvait s’expliquer comment il se trouvait au milieu de la ville, tandis que le bruit général était qu’à cette heure-là même il marchait à la tête des troupes contre les ennemis campés dans la plaine qui entoure les pyramides.

— O vous, mon peuple ! dit Hakem aux malheureux qui l’entouraient, vous mes fils véritables, ce n’est pas mon jour, c’est le vôtre qui est venu. Nous sommes arrivés à cette époque qui se renouvelle chaque fois que la parole du ciel perd de son pouvoir sur les ames, moment où la vertu devient crime, où la sagesse devient folie, où la gloire devient honte, tout ainsi marchant au rebours de la justice et de la vérité. Jamais alors la voix d’en haut n’a manqué d’illuminer les esprits, ainsi que l’éclair avant la foudre ; c’est pourquoi il a été dit tour à tour Malheur à toi, Énochia, ville des enfans de Caïn, ville d’impuretés et de tyrannie ! malheur à toi, Gomorrhe ! malheur à vous, Ninive et Babylone !