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Hakem, après le départ de sa sœur et de son ministre, dit seulement « Il fallait que cela fût ainsi ! » Et il reprit sa manière de vivre, ne démentant pas la douceur et la patience dont il avait fait preuve jusque-là. Seulement il s’entretenait longuement avec ceux de ses compagnons d’infortune qui avaient des instans lucides, et aussi avec des habitans de l’autre partie du Moristan qui venaient souvent aux grilles formant la séparation des cours pour s’amuser des extravagances de leurs voisins. Hakem les accueillait alors avec des paroles telles, que ces malheureux se pressaient là des heures entières, le regardant comme un inspiré (melbous). N’est-ce pas une chose étrange que la parole divine trouve toujours ses premiers fidèles parmi les misérables ? Ainsi mille ans auparavant le Messie voyait son auditoire composé surtout de gens de mauvaise vie, de péagers et de publicains.

Le calife, une fois établi dans leur confiance, les appelait l’un après l’autre, leur faisait raconter leur vie, les circonstances de leurs fautes ou de leurs crimes, et recherchait profondément les premiers motifs de ces désordres : ignorance et misère, voilà ce qu’il trouvait au fond de tout. Ces hommes lui racontaient aussi les mystères de la vie sociale, les manœuvres des usuriers, des monopoleurs, des gens de loi, des chefs de corporation, des collecteurs et des plus hauts négocians du Caire, se soutenant tous, se tolérant les uns les autres, multipliant leur pouvoir et leur influence par des alliances de famille, corrupteurs, corrompus, augmentant ou baissant à volonté les tarifs du commerce, maîtres de la famine ou de l’abondance, de l’émeute ou de la guerre, opprimant sans contrôle un peuple en proie aux premières nécessités de la vie. Tel avait été le résultat de l’administration d’Argévan le vizir pendant la longue minorité de Hakem.

De plus, des bruits sinistres couraient dans la prison ; les gardiens eux-mêmes ne craignaient pas de les répandre : on disait qu’une armée étrangère s’approchait de la ville et campait déjà dans la plaine de Gizeh, que la trahison lui soumettrait le Caire sans résistance, et que les seigneurs, les ulémas et les marchands, craignant pour leurs richesses le résultat d’un siège, se préparaient à livrer les portes et avaient séduit les chefs militaires de la citadelle. On s’attendait à voir le lendemain même le général ennemi faire son entrée dans la ville par la porte de Bab-el-Hadyd. De ce moment, la race des Fatimites était dépossédée du trône ; les califes Abassides régnaient désormais au Caire comme à Bagdad, et les prières publiques allaient se faire en leur nom. « - voilà ce qu’Argévan m’avait préparé ! se dit le calife ; voilà ce que m’annonçait le talisman disposé par mon père, et ce qui faisait pâlir dans le ciel l’étincelant Pharouis (Saturne) ! Mais le moment est venu de voir ce que peut ma parole, et si je me laisserai vaincre comme autrefois le Nazaréen. »