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la santé.- et de la vie des hommes, — et qui passait aussi près du vulgaire pour un magicien capable des plus grands prodiges, — fit une vive impression sur l’esprit du calife. Sa prudence l’abandonna ; il s’écria : « O toi qui me vois ici, tel qu’autrefois Aïssé (Jésus), abandonné sous cette forme et dans mon impuissance humaine aux entreprises de l’enfer, doublement méconnu comme calife et comme dieu, songe qu’il convient que je sorte au plus tôt de cette indigne situation. Si tu es pour moi, fais-le connaître ; si tu ne crois pas à mes paroles, sois maudit ! »

Avicenne ne répondit pas, mais il se tourna vers le médecin en secouant la tête, et lui dit : « Vous voyez !… déjà sa raison l’abandonne. » Et il ajouta : « Heureusement ce sont là des visions qui ne font de mal à qui que ce soit. J’ai toujours dit que le chanvre, avec lequel on fait la pâte du hachich, était cette herbe même qui, au dire d’Hippocrate, communiquait aux animaux une sorte de rage et les portait à se précipiter dans la mer. Le hachich était connu déjà du temps de Salomon : vous pouvez lire le mot hachichot dans le Cantique des Cantiques, où les qualités enivrantes de cette préparation » La suite de ces paroles se perdit pour Hakem en raison de l’éloignement des deux médecins, qui passaient dans une autre cour. Il resta seul abandonné aux impressions les plus contraires, doutant qu’il fût Dieu, doutant même parfois qu’il fût calife, ayant peine à réunir les fragmens épars de ses pensées. Profitant de la liberté relative qui lui était laissée, il s’approcha des malheureux répandus çà et là dans de bizarres attitudes, et, prêtant l’oreille à leurs chants et à leurs discours, il y surprit quelques idées qui attirèrent son attention.

Un de ces insensés était parvenu, en ramassant divers débris, à se composer une sorte de tiare étoilée de morceaux de verre, et drapait sur ses épaules des haillons couverts de broderies éclatantes qu’il avait figurées avec des bribes de clinquant : — Je suis, disait-il, le Kaïrnalzeman (le chef du siècle), et je vous dis que les temps sont arrivés.

— Tu mens ! lui disait un autre. Ce n’est pas toi qui es le véritable ; mais tu appartiens à la race des dives, et tu cherches à nous tromper.

— Qui suis-je donc, à ton avis ? disait le premier.

— Tu n’es autre que Thamurath, le dernier roi des génies rebelles ! Ne te souviens-tu pas de celui qui te vainquit dans l’île de Sérendib et qui n’était autre qu’Adam, c’est-à-dire moi-même ? Ta lance et ton bouclier sont encore suspendus comme trophées sur mon tombeau[1].

— Son tombeau ! dit l’autre en éclatant de rire, jamais on n’a pu en trouver la place. Je lui conseille d’en parler !

— J’ai le droit de parler de tombeau, ayant vécu déjà six fois parmi

  1. Les traditions des Arabes et des Persans supposent que pendant de longues séries d’années la terre fut peuplée par des races dites priadamites, dont le dernier empereur fut vaincu par Adam.