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dans ses bras. Sur l’autre rive, on aperçoit Gizeh, et le soir, lorsque le soleil vient de disparaître, les pyramides déchirent de leurs triangles gigantesques la bande de brume violette du couchant. Les têtes des palmiers-doums, des sycomores et des figuiers de Pharaon se détachent en noir de ce fond clair. Des troupeaux de buffles que semble garder de loin le sphinx, allongé dans la plaine comme un chien en arrêt, descendent par longues files à l’abreuvoir, et les lumières des pêcheurs piquent d’étoiles d’or l’ombre opaque des berges.

Au village des sabéens, l’endroit où l’on jouissait le mieux de cette perspective était un okel aux blanches murailles, ombragé d’un immense caroubier, dont la terrasse avait le pied dans l’eau, et dont toutes les nuits les bateliers qui descendaient ou remontaient le Nil pouvaient voir trembloter les veilleuses.

A travers les baies des arcades, un curieux placé. dans une cange au milieu du fleuve aurait aisément discerné dans l’intérieur de l’okel les voyageurs et les habitués assis devant de petites tables sur des cages de bois de palmier ou des divans recouverts de nattes, et se fût assurément étonné de leur aspect étrange. Leurs gestes extravagans suivis d’une immobilité stupide, les rires insensés, les cris inarticulés qui s’échappaient par instans de leur poitrine, lui eussent fait deviner une de ces maisons où, bravant les défenses, les infidèles vont s’enivrer de vin, de bouza (bière) ou de hachich.

Un soir, une barque dirigée avec la certitude que donne la connaissance des lieux vint aborder dans l’ombre de la terrasse, au pied d’un escalier dont l’eau baisait les premières marches, et il s’en élança un jeune homme de bonne mine, qui semblait un pêcheur, et qui, montant les degrés d’un pas ferme et rapide, s’assit dans l’angle de la salle à une place qui paraissait la sienne. Personne ne fit attention à sa venue : c’était évidemment un habitué.

Au même moment, par la porte opposée, c’est-à-dire du côté de terre, entrait un homme vêtu d’une tunique de laine noire, portant, contre la coutume, de longs cheveux sous un takieh (bonnet blanc).

Son apparition inopinée causa quelque surprise. Il s’assit dans un coin à l’ombre, et, l’ivresse générale reprenant le dessus, personne bientôt ne fit attention à lui. Quoique ses vêtemens fussent misérables, le nouveau-venu ne portait pas sur sa figure l’humilité inquiète de la misère. Ses traits, fermement dessinés, rappelaient les lignes sévères du masque léonin. Ses yeux, d’un bleu sombre comme celui du saphir, avaient une puissance indéfinissable ; ils effrayaient et charmaient à la fois.

Yousouf, c’était le nom du jeune homme amené par la cange, se sentit tout de suite au cœur une sympathie secrète pour l’inconnu dont il avait remarqué la présence inaccoutumée. N’ayant pas encore pris