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être informé de ce qui concernait son autre pensionnaire. Toutefois je n’osais marquer trop clairement ma curiosité ; je sentais qu’il ne fallait pas abuser de la simplicité d’une bonne femme habituée à recevoir des pères de famille, des ecclésiastiques et autres personnes graves, — et qui ne voyait en moi qu’un client également sérieux.

Appuyé sur la rampe de la galerie, l’air pensif et le front baissé, je profitais du temps que me donnait la faconde méridionale de l’excellente institutrice pour admirer le tableau charmant qui était devant mes yeux. L’esclave avait pris la main de l’autre jeune fille et en faisait la comparaison avec la sienne ; avec une gaieté imprévoyante, elle continuait cette pantomime en rapprochant ses tresses noires des cheveux blonds de sa voisine, qui souriait d’un tel enfantillage. Il est clair qu’elle ne croyait pas se nuire par ce parallèle, et ne cherchait qu’une occasion de jouer et de rire avec l’entraînement naïf des Orientaux ; pourtant ce spectacle avait un charme dangereux pour moi : je ne tardai pas à l’éprouver.

— Mais, dis-je à Mme Carlès avec l’air d’une simple curiosité, comment se fait-il que cette pauvre fille druse se trouve dans une école chrétienne ?

— Il n’y a pas à Beyrouth d’institutions selon son culte ; les musulmans n’ont jamais eu d’asiles publics pour les femmes : elle ne pouvait donc séjourner honorablement que dans une maison comme la mienne. Vous savez, du reste, que les Druses ont beaucoup de croyances semblables aux nôtres ils admettent la Bible et les Évangiles, et prient sur les tombeaux de nos saints.

Je ne voulus pas, pour cette fois, questionner plus longuement Mme Carlès. Je sentais que les leçons étaient suspendues par ma visite, et les petites filles paraissaient causer entre elles avec surprise. Il fallait rendre cet asile à sa tranquillité habituelle ; il fallait aussi prendre le temps de réfléchir sur tout un monde d’idées nouvelles qui venait de surgir en moi. Je pris congé de Mme Carlès, et lui promis de revenir la voir le lendemain.

En lisant les pages de ce journal, tu souris, n’est-ce pas ? de mon enthousiasme pour une petite fille arabe rencontrée par hasard sur les bancs d’une classe ; tu ne crois pas aux passions subites, tu me sais même assez éprouvé sur ce point pour n’en concevoir pas si légèrement de nouvelles ; tu fais la part sans doute de l’entraînement, du climat, de la poésie des lieux, du costume, de toute cette mise en scène des montagnes et de la mer, de ces grandes impressions de souvenir et de localité qui échauffent d’avance l’esprit pour une illusion passagère. Il te semble, non pas que je suis épris, mais que je crois l’être, comme si ce n’était pas la même chose en résultat ! J’ai entendu des gens graves plaisanter sur l’amour que l’on conçoit pour des actrices, pour