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Explique qui pourra ces sentimens irrésolus, ces idées contraires, qui se mêlaient en ce moment-là dans mon cerveau. — Je m’étais levé, comme pressé par l’heure, pour éviter de donner une réponse précise à Mme Carlès, et nous passions de sa chambre dans la galerie, où les jeunes filles continuaient à étudier sous la surveillance de la plus grande. L’esclave alla se jeter au cou de cette dernière, et l’empêcha : ainsi de se cacher la figure, comme elle l’avait fait à mon arrivée. — Ya makbouba ! c’est mon amie ! — s’écria-t-elle. Et la jeune fille, se, laissant voir enfin d’assez bonne grace, me permit d’admirer des traits où la blancheur européenne s’alliait au dessin pur de ce type aquilin qui, en Asie comme chez nous, a quelque chose de royal. Un air de fierté, tempéré par la grace, répandait sur son visage quelque chose d’intelligent, et son sérieux habituel donnait du prix au sourire qu’elle m’adressa après que je l’eus saluée. Mme Carlès me dit :

— C’est une pauvre fille bien intéressante et dont le père est l’un des cheiks de la montagne. Malheureusement il s’est laissé prendre dernièrement par les Turcs. Il a été assez imprudent pour se hasarder dans Beyrouth à l’époque des troubles, et on l’a mis en prison parce qu’il n’avait pas payé l’impôt depuis 1840. Il ne voulait pas reconnaître les pouvoirs actuels ; c’est pourquoi le séquestre a été mis sur ses biens. Se voyant ainsi captif et abandonné de tous, il a fait venir sa fille, qui ne peut l’aller voir qu’une fois par jour ; le reste du temps elle demeure ici. Je lui apprends l’italien, et elle enseigne aux petites filles l’arabe littérale,… car c’est une savante. Dans sa nation, les femmes d’une certaine naissance peuvent s’instruire et même s’occuper des arts, ce qui chez les musulmans est regardé comme la marque d’une condition inférieure.

— Mais quelle est donc sa raison ? dis-je.

— Elle appartient à la race des Druses, répondit Mme Carlès.

Je la regardai dès-lors avec plus d’attention. Elle vit bien que nous parlions d’elle, et cela parut l’embarrasser un peu. L’esclave s’était à demi couchée à ses côtés sur le divan et jouait avec les longues tresses de sa chevelure. Mme Carlès me dit :

— Elles sont bien ensemble ; c’est comme le jour et la nuit. Cela les amuse de causer toutes deux, parce que les autres sont trop petites. Je dis quelquefois à la vôtre : Si au moins tu prenais modèle sur ton amie, tu apprendrais quelque chose… Mais elle n’est bonne que pour jouer et pour chanter des chansons toute la journée. Que voulez-vous ? quand on les prend si tord, on ne peut plus rien en faire.

Je donnais peu d’attention à ces plaintes de la bonne Mme Carlès, accentuées toujours par sa prononciation provençale. Toute au soin de me montrer qu’elle ne devait pas être accusée du peut de progrès de l’esclave, elle ne voyait pas que j’eusse tenu surtout dans ce moment-là à