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III. – L’AKKALE

Je me levai en proie à une grande irrésolution. Je me comparais tout à l’heure à un père, et il est vrai que j’éprouvais un sentiment d’une nature pour ainsi dire familiale à l’égard de cette pauvre fille qui n’avait que moi pour appui. Voilà certainement le seul beau côté de l’esclavage tel qu’il est compris en Orient. L’idée de la possession, qui attache si fort aux objets matériels et aussi aux animaux, aurait-elle sur l’esprit une influence moins noble et moins vive en se portant sur des créatures pareilles à nous ? Je ne voudrais pas appliquer cette idée aux malheureux noirs des colonies, et je parle ici seulement des esclaves que possèdent les musulmans, et de qui la position est réglée par la religion et par les mœurs. Je pris la main de la pauvre Zeynèby, et je la regardai avec tant d’attendrissement, que Mme Carlès se trompa sans doute à ce témoignage.

— Voilà, dit-elle, ce que je lui fais comprendre : vois-tu bien, ma fille, si tu veux devenir chrétienne, ton maître t’épousera peut-être et il t’emmènera dans son pays.

— Oh ! madame Carlès ! m’écriai-je, n’allez pas si vite dans votre système de conversion. Quelle diable d’idée vous avez là !

Je n’avais pas encore songé à cette solution… Oui, sans doute, il est triste, au moment de quitter l’Orient pour l’Europe, de ne savoir trop que faire d’une esclave qu’on a achetée ; mais l’épouser ! ce serait beaucoup trop chrétien. Madame Carlès, vous n’y songez pas ! Cette femme a dix-huit ans déjà, ce qui, pour l’Orient, est assez avancé ; elle n’a plus que dix ans à être belle, après quoi je serai, moi jeune encore, l’époux d’une femme jaune qui a des soleils tatoués sur le front et sur la poitrine, et dans la narine gauche la boutonnière d’un anneau qu’elle y a porté. Songez un peu qu’elle est fort bien en costume levantin, mais qu’elle est affreuse avec les modes de l’Europe. Me voyez-vous entrer dans un salon avec une beauté qu’on pourrait suspecter de goûts anthropophages ! Cela serait fort ridicule et pour elle et pour moi. Non, la conscience n’exige pas cela de moi, et l’affection ne m’en donne pas non plus le conseil. Cette esclave m’est chère sans doute, mais enfin elle a appartenu à d’autres maîtres. L’éducation lui manque, et elle n’a pas la volonté d’apprendre. Comment faire son égale d’une femme, non pas grossière ou sotte, mais certainement illettrée ? Comprendra-t-elle plus tard la nécessité de l’étude et du travail ? De plus, le dirai-je ? j’ai peur qu’il soit impossible qu’une sympathie très grande s’établisse jamais entre deux êtres de races si différentes que les nôtres. — Et pourtant je quitterai cette femme avec peine…