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— Les femmes des chrétiens, qui sont libres, travaillent sans être des servantes.

— Eh bien ! je n’épouserai pas un chrétien, dit l’esclave ; chez nous, le mari doit donner une servante à sa femme.

J’allais lui répondre qu’étant esclave elle était moins qu’une servante ; mais je me rappelai la distinction qu’elle avait établie déjà entre sa position de cadine (dame) et celle des odaleuk, destinées aux travaux.

— Pourquoi, repris-je, ne veux-tu pas non plus apprendre à écrire ? On te montrerait ensuite à chanter et à danser : ce n’est plus là le travail d’une servante.

— Non ; mais c’est toute la science d’une almée, d’une baladine, et j’aime mieux rester ce que je suis.

On sait quelle est la force des préjugés sur l’esprit des femmes de l’Europe ; mais il faut dire que l’ignorance et l’habitude de mœurs appuyées sur une antique tradition les rendent indestructibles chez les femmes de l’Orient. Elles consentent encore plus facilement à quitter leurs croyances qu’à abandonner des idées où leur amour-propre est intéressé. Aussi Mme Carlès me dit-elle : Soyez tranquille, une fois qu’elle sera devenue chrétienne, elle verra bien que les femmes de notre religion peuvent travailler sans manquer à leur dignité, et alors elle apprendra ce que nous voudrons. Elle est venue plusieurs fois à la messe au couvent des capucins, et le supérieur a été très édifié de sa dévotion.

— Mais cela ne prouve rien, dis-je ; j’ai vu au Caire des santons et des derviches entrer dans les églises, soit par curiosité, soit pour entendre la musique, et marquer beaucoup de respect et de recueillement.

Il y avait sur la table, auprès de nous, un Nouveau-Testament en français ; j’ouvris machinalement ce livre, et je trouvai en tête un portrait de Jésus-Christ et plus loin un portrait de Marie. Pendant que j’examinais ces gravures, l’esclave vint près de moi et me dit en mettant le doigt sur la première : Aïssé ! (Jésus), et sur la seconde : Myriam ! (Marie). — Je rapprochai en souriant le livre ouvert de ses lèvres ; mais elle recula avec effroi, en s’écriant : Mafisch ! (non pas !)

— Pourquoi recules-tu ? lui dis-je ; n’honorez-vous pas, dans votre religion, Aïssé comme un prophète et Myriam comme l’une des trois femmes saintes ?

— Oui, dit-elle ; mais il a été écrit : « Tu n’adoreras pas les images. — Vous voyez, dis-je à Mme Carlès, que la conversion n’est pas bien avancée.

— Attendez, attendez encore, me dit Mme Carlès.