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pour le style, est le meilleur du monde. On y voit les chevaliers manger, dormir, mourir dans leurs lits, et, avant de trépasser, faire leur testament, avec une foule d’autres choses qui manquent à tous les livres du même genre. » Cet éloge badin nous fait penser que Tiran le Blanc était un premier essai de réaction et de critique indirecte contre les invraisemblances des romans de chevalerie ; ce qui n’empêche pas le très peu conséquent licencié de déclarer que l’auteur de ce livre a mérité les galères à perpétuité, apparemment à cause des amours d’un bel écuyer nommé Hippolyte avec une impératrice de Constantinople fort proche parente de la belle et infidèle reine de Cornouailles.

Au reste, qu’on ne s’étonne pas de voir la réaction contre les écarts de la littérature romanesque venir précisément d’un pays où ce genre d’exagération n’avait aucunes racines profondes et naturelles. L’idée fondamentale de don Quichotte n’est pas, comme on l’a tant répété, le contraste de la générosité héroïque et idéale avec la réalité prosaïque et vulgaire. Non ; la lutte n’est pas là. Elle est entre l’enthousiasme faux et chimérique des héros de roman et l’héroïsme sensé et pratique des héros de l’histoire ; elle est entre l’amour vaporeux et romanesque et l’amour sincère, naturel et véritable. L’épopée comique de Cervantes était un retour et un rappel à la vérité et au goût national. De là vinrent les applaudissemens unanimes qui l’accueillirent. On ne l’a pas assez remarqué : le succès fut universel, surtout parce que cette charmante et satirique production ne blessait aucun des sentimens, aucun même des préjugés de la nation. L’Espagne ne vit et ne dut voir dans don Quichotte que la critique d’un travers étranger, tandis que l’Europe, où cette création originale ne fut pas moins bien accueillie et qu’elle corrigea, put (ce qui est toujours commode) n’y voir qu’une peinture un peu chargée des ridicules d’un peuple voisin. Pour la France, c’était cependant sa propre littérature qui était en cause, mais sa littérature déjà oubliée d’elle-même et rendue méconnaissable par de maladroites imitations. Certes, le digne licencié Pedro Perez, qui a épargné Amadis de Gaule et Palmerin d’Angleterre, n’aurait consenti à brûler ni Tristan, ni Perceval, ni Lancelot, surtout dans la gracieuse et poétique rédaction de Chrétien de Troyes. Pour moi, je ne souhaite pas à celles de ces productions dont les textes originaux sort encore inédits de reposer éternellement dans la précieuse cassette d’Alexandre. Je forme un vœu tout opposé : en ce temps où l’on imprime tant et tant de choses inutiles ou médiocres, je voudrais voir ces antiques monumens de notre langue et de notre génie national recevoir une vie splendide et nouvelle de la main élégante et soigneuse des Didot et des Crapelet. À ce vœu, j’en suis sûr, Michel Cervantes lui-même, si sensible aux graces du langage, aurait souscrit de bien grand cœur.


CHARLES MAGNIN.