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dites chevaleresques, que le cycle de Charlemagne et des douze pairs, lié par les exploits de Bernard de Carpio, le fabuleux rival de notre Roland, aux traditions espagnoles, a joui seul, de l’autre côté des Pyrénées, d’une popularité véritable. Ce n’est qu’au milieu du XIVe siècle qu’une imitation, ou plutôt une inspiration fort adoucie et très adroite des romans français, l’Amadis de Gaule, obtint un succès de vogue dans toute la Péninsule. « Voilà, dit le curé dans l’inventaire de la bibliothèque de don Quichotte, le premier roman de chevalerie qu’on ait imprimé en Espagne. C’est de celui-là, à ce que j’ai ouï dire, que tous les autres tirent leur origine. En qualité de fondateur d’une secte si dangereuse, il doit être condamné au feu. » - « Mais, reprit maître Nicolas, le barbier, j’ai aussi entendu dire qu’Amadis de Gaule est le meilleur de tous les livres composés dans ce genre-là[1], et ainsi, à titre de modèle, il mérite qu’on lui pardonne. »

Il faut cependant se garder de croire que ce roman, tout rempli de galanterie et de merveilleux, soit beaucoup plus raisonnable et plus chaste que Tristan de Léonois et Lancelot du Lac. Toutes les filles et nièces de roi s’y montrent de la complexion la plus amoureuse, et toutes ont auprès d’elles, pour servir et protéger leurs faiblesses, les plus complaisantes et les plus adroites confidentes, entre autres l’aimable Dariolette. La passion des jeunes cavaliers est si soumise, si religieuse en quelque sorte, le plus ordinairement si constante, qu’elle a toute l’apparence d’une vertu, et pourtant ces purs amans ne se refusent aucune satisfaction effective. Seulement (ce qui était le point capital de l’autre côté des Pyrénées) ces intrigues ne portent aucune atteinte an sacrement ; s’il y a beaucoup d’Arianes parmi ces jeunes et fragiles princesses, il n’y a du moins ni crédule Amphitryon, ni triste roi de Cornouailles. La postérité d’Amadis a été innombrable : Esplandian, Amadis de Grèce, Félix-Marte d’Hyrcanie, l’invincible don Bélianis de Gréce et une foule d’autres offrirent bientôt tous les abus et toutes les extravagantes exagérations du genre. Les imitateurs espagnols, comme leurs confrères de tous les pays, ont poussé jusqu’au ridicule les défauts de leurs modèles. De cette multitude de méchans livres que protégeait la mode et qui corrompait le bon sens public, Cervantes n’amnistie sans restriction, après l’Amadis de Gaule, que le seul Palmerin d’Angleterre, œuvre portugaise et royale, digne, suivant le licencié Pero Perez, d’être conservée soigneusement, comme une chose unique, dans une cassette aussi précieuse que celle qu’Alexandre trouva parmi les dépouilles de Darius, et qu’il destina à enfermer les œuvres d’Homère. Le bon curé exempte encore de l’auto-da-fé le fameux Tiran le Blanc, qu’il loue en ces termes un peu équivoques : « Trésor d’allégresse et mine d’agréables passe-temps, ce livre,

  1. Cet éloge ne peut s’appliquer qu’aux trois premiers livres.