Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/522

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa Chimène avec un orgueil qui rappelle celui de la mère des Gracches[1]. Dans la pièce que l’on va lire, et où le Campeador, déjà armé en guerre, mêle de sages conseils à ses adieux, il est aisé de voir à travers la gravité des paroles quel trésor inépuisable de tendresse et de respect Rodrigue conserve pour Chimène.


ADIEUX ET CONSEILS DU CID A CHIMÈNE.

« Déjà couvert de son casque, le Cid s’entretenait avec sa Chimène, un peu ayant d’aller aux combats de Valence.

« Vous savez bien, madame, dit-il, combien notre tendresse et l’affection que nous avons l]’un pour l’autre admettent peu l’absence ; mais le droit disparaît là où l’obligation intervient, car, pour tout homme de sang noble, c’est une obligation de servir le roi.

« Conduisez-vous en mon absence comme une femme prudente que vous êtes, et qu’on ne voie rien de changé en vous, puisque vous sortez de si bon lieu.

« Employez les heures rapides à prendre soin de votre bien, et ne demeurez pas un seul moment oisive, car être oisive ou être morte, c’est même chose.

« Gardez vos plus riches vêtemens pour quand je serai de retour, car une femme sans son mari doit aller avec une grande simplicité.

« Veillez bien sur vos filles, et qu’elles soient toujours célées ; mais qu’elles ne s’aperçoivent pas que vous ayez aucune crainte, car ce serait faire qu’elles comprendraient le mal. Qu’elles ne s’éloignent pas un instant de dessous vos yeux, car des filles sans leur mère sont fort près de la perdre.

« Soyez grave avec vos serviteurs, affable avec les dames, circonspecte avec les étrangers, sévère avec vos compatriotes.

« Ne montrez point mes lettres, même à votre plus proche parente, et l’homme le plus sage ne saura pas comment j’accueille les vôtres ; et si vous ne vous sentez pas assez forte pour dissimuler votre joie, ce qui est le propre des femmes, montrez-les à vos filles…

« … Je vous laisse pour chaque jour vingt-deux maravédis. Traitez-vous selon ce que vous êtes, et ne regardez pas à la dépense. Si l’argent venait à vous manquer… ne mettez pas en gage vos joyaux. Empruntez sur ma parole ; vous trouverez bien là-dessus qui remédie à vos besoins, puisque je travaille sans cesse à remédier à ceux des autres.

« Sur ce, madame, adieu, car j’entends d’ici le bruit des armes. »

« Et après un étroit embrassement, il sauta légèrement sur Babiéca[2]. »

Nous nous croyons parfaitement en droit de conclure, de ce qu’on vient de lire, qu’il n’y a rien dans le génie espagnol, rien dans les poèmes du Cid, rien dans le Romancero, qui rappelle les côtés romanesques, fantastiques et peu moraux de la poésie chevaleresque de France et d’Angleterre aux XIIIe et XIVe siècles.

  1. M. Damas Hinard, Romancero, t. II, p. 207.
  2. Duran, Romancero de romances, etc., t. II, p. 119 ; M. Damas Hinard, Romancero, t. II, p. 126.