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toute fille de gentilhomme, il n’y avait pas d’intermédiaire en Espagne entre le mariage et le couvent.

Voici une petite romance qui a dû être, j’imagine, chantée bien souvent, le soir, dans les humbles manoirs de la noblesse castillane, ordinairement si pauvre.


LE BON CONTE ET SA FILLE.

« Le bon comte se promenait tout rempli de chagrin, tenant en ses mains le noir chapelet sur lequel il avait coutume de prier. Il murmurait de tristes paroles, des paroles qui auraient fait pleurer.

« — Nous voilà devenue grande, ma fille, et en âge d’être mariée. Mon plus amer chagrin, c’est de n’avoir rien à vous donner. »

«  - Ne dites pas cela, mon père, ne dites pas cela ! Vous ne devez pas vous affliger, car celui qui a une bonne fille se doit appeler riche, et celui qui en a une mauvaise n’a qu’à l’enterrer vive, puisqu’elle déshonore sa famille au lieu de l’honorer. Quant à moi, si je ne me marie pas, je puis entrer en religion[1]. »

On a composé, au commencement du XVIIe siècle, le Romancero du Cid[2] ; je voudrais que l’on composât aujourd’hui le Romancero de Chimène. Il ne faudrait qu’extraire des quatre livres qui forment le premier recueil les frais et gracieux passages où Chimène agit et parle, et ceux où Rodrigue exprime la sérieuse tendresse qu’il a gardée pour elle jusqu’à la mort ; car, quoi qu’en ait dit Sandoval[3] et répété M. de Sismondi[4], l’opinion choquante qui veut donner deux femmes du nom de Chimène au Cid ne repose, comme toute sa vie domestique, sur aucune preuve authentique, et les romances, qui en sont les documens les plus certains, ne parlent point de secondes noces. Au reste, la Chimène espagnole, la Chimène du Romancero, franche, décidée, enjouée quelquefois, ne ressemble que fort peu à la Chimène créée par le génie de Corneille. Dans les romances, elle ne s’éprend d’amour pour le jeune Rodrigue qu’après le duel où succomba son père[5]. On sait de quels injustes reproches notre grand poète fut assailli

  1. M. Damas Hinard, Romancero, t. II, p. 270 ; M. Depping, Romancero Castellano, t. II, p. 448.
  2. Historia del muy valeroso caballero el Cid Ruy Dias de Vivar en romances en lenguage antiguo recopilados, por Juan de Escobar. Alcala, 1612 ; in-12.
  3. Sandoval, Historia de los reyes de Costilla y de Leon ; folio 21, verso.
  4. Littérature du midi de l’Europe, t. III, p. 119.
  5. Il existe à peine dans le Romancero del Cid quelques traces des amours de Rodrigue et de Chimène avant leur mariage. On lit, il est vrai, dans la célèbre traduction allemande de Herder, une romance qui rappelle un peu la scène du balcon de Roméo et Juliette ; mais Herder a composé évidemment son Romancero sur la traduction française, ou plutôt sur l’imitation très libre de la Bibliothèque des Romans (juillet 1783, 2e volume), et le dialogue entre Rodrigue et Chimène ne s’est trouvé jusqu’ici dans aucun recueil original.