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accordés à ton bras, je le reconnais, et mon témoignage suffit ; je possède mon sang-froid, tandis que toi tu ne peux pas être bon témoin de mes actes, emporté que tu es par la passion. Et, quoique je pusse rapporter des traits de vaillance et de courage qui, sans te faire injure, valent presque les tiens, je dirai seulement, pour relever mon honneur rabaissé par toi, que j’ai tué deux fils à celui qui a été assez hardi pour venir au quartier royal de son ennemi. Ainsi, calme-toi, Arias Gonzale ! Arias Gonzale, calme-toi ! »

«  Le vieillard, dont le cœur avait exhalé sa colère, reconnut alors qu’il avait fait une action fort téméraire, et, obligé par là et par le mérite d’Ordoñez, il lui parla avec amitié et lui demanda une main amie. Don Diègue Ordoñez de Lara lui donna la main joyeusement, et après tous deux s’embrassèrent. Tous, à commencer par le Cid castillan, applaudirent à cette réconciliation, et là-dessus Arias Gonzale rentra dans Zamora[1]. »


Cette romance ne paraît pas antérieure à la fin du XVe siècle. La générosité outrée qu’on y remarque et la réconciliation si prompte du vieil Arias Gonzale avec le meurtrier de ses deux fils sont moins dans la vindicative nature espagnole que dans le goût un peu affecté des romances moresques. Nous l’avons citée cependant, parce qu’elle prouve que la jactance et la forfanterie avaient si peu pénétré, même à cette époque, dans les mœurs populaires de l’Espagne, que ces défauts étaient blâmés et condamnés par ceux mêmes que l’emportement de la passion y avait fait tomber.


V.

En ce qui concerne le rôle que la femme est appelée à tenir dans le monde, les idées du Romancero sont le contre-pied de celles qu’a fait prévaloir ailleurs la poésie chevaleresque, surtout celle des romans du cycle de la Table-Ronde. Les belles et infidèles Genièvre, les Iseult, les Sébile, ne sont pas des types espagnols. La jalousie castillane n’a pas permis aux poètes populaires de la Péninsule d’idéaliser l’infidélité conjugale. Dans cette contrée demi-orientale et chrétienne, la femme est un objet de désir, de respect et de sérieuse tendresse ; elle n’est pas un objet d’adoration et de culte. Elle est l’égale de l’homme ; elle n’est pas reconnue et proclamée supérieure et maîtresse. Nous avons vu, dans la romance de don Garcie, ce gentilhomme remercier Dieu et le roi de lui avoir donné doña Maria pour femme et pour égale. Telle est la mesure de la galanterie espagnole. Ce que tout cavalier veut en Espagne de la femme qu’il aime, ce que toute femme veut de son amant, c’est sa possession entière, absolue, légitime. En un mot, l’idéal de l’amour, tel qu’il apparaît dans le Romancero, c’est l’amour dans le mariage. Pour

  1. M. Damas Hinard, Romancero, t. II, p. 93-96 ; M. Depping, Romancero Castellano, t. I, p. 172.