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d’imagination poétique et romanesque qui prévalut au XIIIe siècle dans toutes les cours de l’Europe, et fit succéder à la rude et valeureuse chevalerie des premières croisades une seconde chevalerie, plus polie et plus brillante, mais trop gravement éprise des joutes galantes et des pas d’armes. Il n’est même point rare d’entendre imputer au génie espagnol la plus grande partie des travers qu’on reproche habituellement à cette seconde phase de la chevalerie, à savoir la susceptibilité excessive du point d’honneur, la manie du duel, les subtilités de la métaphysique amoureuse, tout ce code enfin de perfection conventionnelle et équivoque, qui tendait à créer, à l’usage d’une caste vaniteuse et raffinée, un nouvel évangile, un nouvel honneur, une nouvelle morale. On incline d’autant plus à considérer toutes les exagérations ultra-chevaleresques comme des maladies endémiques en Espagne, que c’est de Madrid qu’on a vu surgir, dès les premières années du XVIIe siècle, la première protestation applaudie de l’Europe entière contre l’extravagante postérité des Esplandians et des Amadis, et qu’il n’a fallu rien moins que la toute-puissante intervention du plus original et du plus charmant écrivain pour redresser les imaginations faussées et les ramener, par le rire et par de meilleurs préceptes, dans le grand chemin du véritable honneur et du sens commun[1].

Eh bien ! n’en déplaise à l’opinion générale, ces suppositions si souvent émises et, il faut l’avouer, si vraisemblables ne sont pas, à beaucoup près, confirmées sur tous les points par l’étude attentive des monumens qui nous restent de la chevalerie espagnole. Au contraire ; après un sérieux examen, je crois non-seulement pouvoir avancer qu’en aucune contrée de l’Europe la chevalerie active et militante n’a accompli, avec un plus rare et plus judicieux esprit de suite, une tâche plus patriotique et plus sainte, — la reprise pied à pied sur les Mores du territoire national ; — mais je suis encore disposé à soutenir (et ici je m’attends à rencontrer plus d’un contradicteur) que nulle part l’imagination et la poésie chevaleresques, ces deux sirènes si peu scrupuleuses et si peu raisonnables d’ordinaire, n’ont pris moins de libertés qu’en Espagne avec les lois de la morale et de la raison. Je dois, je le sens, et je vais, pour prévenir toute accusation de paradoxe, exposer sur-le-champ et en très peu de pages les motifs qui ont déterminé ma conviction. J’ai la confiance de pouvoir aisément prouver qu’aussi longtemps que le génie chevaleresque a su se garantir en Espagne de l’imitation étrangère, il est demeuré simple, naturel, plein de grandeur et de gravité. En un mot, si l’on veut se donner le spectacle d’une chevalerie

  1. On peut voir, dans le XXXIIe chapitre de la première partie de don Quichotte, avec quelle éloquence Cervantes oppose aux extravagantes histoires des romans de chevalerie les exploits réels du Grand Capitaine et l’héroïsme véritable du brave Diègue Garcie de Pérédès.