Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/499

Cette page a été validée par deux contributeurs.

apanages sublimes de l’individu, serait beaucoup plus plate et plus ennuyeuse qu’une autre ; mais nous dirons qu’au point de vue moral une société qui détruirait le génie et le caractère serait une société intolérante, impie et iconoclaste, car elle détruirait la plus belle œuvre d’art qui existe, le caractère individuel, l’ame humaine, telle que chacun de nous peut la façonner en suivant son devoir. Voilà ce que sait Emerson et pourquoi il réclame en faveur de l’individu. Ce qu’il exige de lui, c’est le caractère et le génie ; ce qu’il exige de la société, c’est qu’elle marche non dans une voie uniforme, mais par des chemins nombreux ; qu’elle ne ferme pas toutes les issues afin que chacun soit retenu dans la même voie ; qu’elle laisse au contraire chaque individu se frayer lui-même sa route.

Comme protestation en faveur de l’individu, il serait donc à désirer que la philosophie d’Emerson se propageât en Europe ; mais, indépendamment de cette valeur d’opportunité, les Essais du penseur américain ont une portée plus haute. « Écris pour un public éternel, » dit Emerson au poète et au philosophe. « Vis dans le présent comme s’il était l’éternité, » dit-il à l’homme sage. Détruire les vicissitudes de la durée et toutes les variétés de l’espace, fermer l’oreille aux opinions de la société, éviter ses louanges et ses reproches, ces voix de sirène et ces railleries de Thersite, c’est passer au milieu des hommes, au milieu de leurs murmures menaçans et flatteurs, comme les premiers chrétiens passaient au milieu de la nature sans s’arrêter à ses concerts et à ses leurres. Ainsi l’existence, — ce composé de faits passagers, d’actes que le souvenir nous montre comme des spectres, à peine se sont-ils éloignés de nous, — ne se laissant distraire ni par les hommes ni par la nature, s’élève à la hauteur de l’absolu ; elle ressemble à une vérité qui, née du temps, découverte et fixée dans une minute fugitive, devient désormais éternelle pour tous les hommes. Vivre au milieu de la nature sans se laisser entraîner par elle comme les anciens, vivre au milieu de la société sans se séparer d’elle comme Montaigne, telle doit être aujourd’hui, ce nous semble, l’ambition du sage. Emerson a connu cette ambition, et il l’éveille en nous par ses écrits. Un tel rôle noblement rempli suffit à sa gloire. La postérité n’oubliera pas qu’il a donné à notre siècle ce que Montaigne avait donné au sien, un nouvel idéal de la sagesse.


Émile Montégut.