Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/492

Cette page a été validée par deux contributeurs.

mais sur lesquels nous n’avons aucun pouvoir. L’homme n’est pas autre chose que le théâtre où parlent ces inspirations, où agissent ces péripéties, où passent ces personnages éphémères. L’auteur est ailleurs, inconnu et mystérieux, l’auteur anonyme qui a inventé la pièce et distribué les rôles. Si l’homme n’a pas une véritable identité, son être va flotter, sa vie sera une continuelle transformation. L’homme qui ne se connaît pas lui-même, qui ne sait d’où lui viennent ses pensées, est alors englouti dans un être universel et aveugle qui ne se connaît pas davantage et renferme en lui toutes les existences particulières.

On peut s’étonner qu’Emerson n’ait pas songé à établir l’identité de l’individu. C’est que l’extension et la négation d’un principe aboutissent quelquefois au même résultat. L’individu, dans Emerson, attire l’univers à lui comme dans d’autres systèmes il est absorbé par l’univers. Qu’on suive un instant les conséquences toutes naturelles et inévitables de la philosophie d’Emerson, et on verra comment il peut être conduit à un panthéisme très rigoureux. La morale d’Emerson ne s’appuie pas sur la raison, mais sur un sentiment instinctif. Cette confiance en soi mène à l’oubli de soi. Confiance et oubli sont deux termes qui se rejoignent. Celui qui, sans souci des opinions d’autrui, se confie à lui-même, arrive alors à se considérer comme la seule réalité existante ; il se généralise pour ainsi dire et touche à l’infini. Ce fait de croire en soi et seulement en soi entraîne à regarder comme des mensonges tous les obstacles qui s’élèvent devant nous ; tout ce qui nous entoure n’aura donc pas de réalité, car une chose n’est réelle pour nous qu’autant qu’elle nous force à la reconnaître sinon notre supérieure, du moins notre égale. Il arrivera dès-lors un moment où l’individu qui fait de son cœur ou de sa pensée son seul univers perdra la conscience de la réalité de la vie dans les choses environnantes. De même que dans la solitude le cœur épanche sa tendresse sur tous les objets en général, que les désirs de l’esprit appellent des êtres lointains et sans physionomie arrêtée, que les méditations de la pensée s’étendent sans bornes précises et sans sujets définis, de même l’individu isolé au milieu de la foule voit les hommes et les choses passer autour de lui comme une légion de fantômes. Se repliant sur lui-même, voyant ses pensées d’autrefois et ses jugemens d’aujourd’hui, il ne se reconnaît plus lui-même. Ses opinions passées en faisaient un être particulier que ses opinions d’aujourd’hui ont détruit. Sa vie entière, par la théorie de la non-persistance, est une série de transformations et de métamorphoses. L’instinct, vague mystérieuse, nous entraîne dans son roulis impétueux, incessant, et c’est alors qu’étourdis et fatigués par cette tempête toujours renaissante, nous perdons conscience de nous-mêmes ; c’est alors que notre être s’engloutit dans cet immense océan de l’être universel en qui tout dort et rêve, d’où par flots et par momens sortent la vie et la pensée.