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cette éloquence qui naît d’une pensée forte et continue ; mais ils ont l’éloquence de l’instinct, si je puis dire, une éloquence essentiellement capricieuse. Ce ne sont que des éclairs, mais des éclairs continuels qui naissent les uns des autres, engendrés par la chaleur de l’imagination. Si je pouvais me servir de ces expressions scientifiques, je dirais que l’électricité domine chez eux les autres agens de la vie. Le hasard de la pensée les maîtrise ; ils s’abandonnent à ces fortuites combinaisons d’idées et d’images fournies par la mémoire et l’imagination, à cette éloquence imprévue, à cette verve entraînante que seul le génie sait contenir. C’est aussi le hasard de la pensée qui entraîne Emerson ; mais, chez lui, cet abandon n’a rien de dangereux. Le moraliste américain peut se confier au courant de ses rêveries avec la certitude de ne jamais perdre de vue ni le but à atteindre, ni le chemin parcouru. Le flot de sa méditation monte lentement, mais il ne dévie et ne s’abaisse jamais. Lorsque je lis un poète, un orateur, un philosophe, je distingue ordinairement le moment où il va prendre son essor pour devenir éloquent. Il y a alors un mouvement inattendu, comme une excitation imprimée à l’imagination afin qu’elle puisse s’élancer, un effort souvent factice, un coup d’aile. Chez Emerson, il n’y a rien de pareil. Sa pensée s’élève sans effort et sans bruit, graduellement et sans précipitation ; il arrive à l’éloquence sans qu’on se soit aperçu qu’il allait l’atteindre. Une fois arrivé à une certaine hauteur, il s’arrête et se place dans une sorte de région intermédiaire entre la terre et le ciel ; aussi sa philosophie évite-t-elle les inconvéniens du mysticisme et les lieux communs de la morale ordinaire. Un enthousiasme qui n’est pas de l’exaltation, une sorte d’élancement qui n’est pas du désir, une contemplation qui n’est pas de l’extase, une imagination toute de l’ame teinte des reflets les plus purs de la nature, le soutiennent dans cette sphère intermédiaire entre le monde visible et l’infini. D’en haut il voit l’humanité, il entend les derniers bruits de la terre, devenus plus purs à mesure qu’ils montaient, et il contemple sans éblouissement la lumière du ciel. Il y a un mot qui revient souvent dans ses Essais : « Je crois à l’éternité. » Et effectivement, ses écrits semblent porter l’empreinte de cette croyance ; une lumière venue d’en haut en éclaire toutes les parties d’une égale lueur. Pas d’éblouissemens comme chez les mystiques, pas de teintes d’aurore, de clair-obscur, de crépuscule, et de tous ces effets du style moderne, mais une lumière bienfaisante et salutaire propre à faire germer et mûrir la pensée, car c’est un reflet de la lumière morale. Un passage sur la beauté morale que j’extrais de son opuscule intitulé Nature fera mieux apprécier ce qu’il y a d’élévation digne et austère dans cette pensée sans vulgarité comme sans enflure.

« La présence de l’élément spirituel est essentielle pour la perfection de la