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La marquise. — L’orage, s’il est assez fort, peut bien aussi déraciner l’arbre de la montagne.
La Ensenada. — Vous vous promettez donc le succès ; seulement je dois vous avertir que j’ai jeté de profondes racines.
La marquise. — Très bien ! il faut laisser le temps…
La Ensenada. — Je me fais une loi de vous obéir…
La marquise. — Et maintenant vous n’entrez pas chez le roi ?
La Ensenada. — Sa majesté me pardonnera, je l’espère ; je suis attendu en ce moment…
La marquise. — Vrai chevalier !… Pour vous, votre dame passe avant tout ; heureuse doña Inès ! Oh ! vous avez raison, il ne faut pas se faire attendre ; le temps passe, marquis, et elle pourrait s’en fâcher.
La Ensenada. — J’irai, belle marquise, moins encore pour me trouver auprès d’elle que pour vous complaire.
La marquise. — Puisse-t-elle récompenser votre empressement !
La Ensenada.- Que le ciel vous entende et vous garde, madame !
La marquise, se dirigeant vers la chambre du roi, à part. — Ah ! marquis, tu le regretteras, mais trop tard !
La Ensenada, allant d’un autre côté. — Peu de chose, après tout !… Rien !… Un peu de jalousie ! »


On peut voir suffisamment, il nous semble, ce qu’est ce portrait de femme de cour peint par l’auteur de la Roue de la fortune. Prenez encore le caractère de Mauricio, qui contraste vivement avec celui de la marquise de Torrecuso et qui est une vraie création. Toujours franc, naïf et rude, Mauricio intervient dans la comédie comme le bon sens vivant ; il n’est pas sans cacher un sentiment élevé sous une enveloppe grossière et rustique. Parfois même ce sentiment prend une éloquence naturelle et forte qui captive. Tel on le voit dans sa maison de la Rioja, lorsqu’il laisse éclater son indignation dans ce simple mot : « Fils, je crois qu’on nous méprise ! » tel il est encore, lorsqu’il vient dans le palais même où siège son fils lui porter des conseils, lui rappeler son origine et chercher à le préserver des éblouissemens que donne le pouvoir. C’est une scène où le sérieux se mêle au comique, que celle où Mauricio, sans affectation comme sans embarras, usant de l’autorité d’un père, parle à la Enseñada qui l’écoute docilement. La brusque bonhomie du laboureur a une dignité familière qui ne pâlit pas devant celle du ministre. — Quant à don Zenon de Somodevilla lui-même, le héros de la Roue de la fortune, celui dont le caractère était le plus digne d’étude, c’est, il faut l’avouer, le personnage de la comédie reproduit avec le moins de bonheur. Le poète a hésité davantage, parce qu’il était ici entouré de tous les souvenirs historiques qui consacrent la figure de la Enseñada. Il était difficile de ne point faire tort à l’homme d’état en réduisant sa vie aux proportions d’une action romanesque. Si l’on parvient cependant à oublier les