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jour différent dans chacune des parties de la Roue de la fortune. Dans la première, c’est la brillante protectrice qui se laisse charmer par la beauté et l’intelligence de Zenon, qui met son orgueil à ménager l’élévation de ce jeune homme, à lui frayer un chemin à travers les obstacles, à le faire arriver peu à peu au soleil de la faveur pour le mettre à la hauteur de l’amour qu’elle lui porte secrètement ; elle est insinuante et facile, tendre et hardie, spirituelle et ardente. Dans la seconde partie, c’est la femme qui se venge, car Somodevilla a méprisé sa tendresse. Aussi active dans sa haine que dans son amour, elle met en jeu toutes les ressources que peut inventer un cœur offensé. Elle est amère et implacable, altière et dédaigneuse, railleuse et perfide, et elle n’est satisfaite que lorsqu’elle est parvenue à miner la puissance de celui qui a fait si cruellement souffrir sa vanité. Rien n’est plus dégagé et plus piquant que la déclaration de guerre entre les deux personnages. La marquise s’y montre tout entière avec son ton provoquant, ses allusions mordantes qui vont frapper au cœur la Enseñada, et il s’établit un dialogue assez vif et assez rapide, tout pétillant d’une impertinence de bonne compagnie.


« La Ensenada. — Il y a certainement un venin secret dans chacune de vos paroles, marquise.
La marquise. — Vous croyez !
La Ensenada. — Et cela équivaudrait alors à une rupture…
La marquise. — Vous la désirez donc beaucoup ?
La Ensenada. — La désirer ! non, madame ; à vrai dire, je ne la recherche ni ne la crains.
La marquise. — Soit.
La Ensenada. — Fort bien ! et, au fait, pourquoi non ? Que la guerre commence donc, puisque vous le voulez ! Pourtant il faut bien considérer ce que vous faites, car enfin c’est moi qui suis le plus fort, et je ne voudrais pas, — je vous le jure, — que, dans une lutte si inégale, vous, la perle de l’Espagne, vous pussiez être contrainte à aller sur une terre étrangère.
La marquise. — C’est-à-dire que vous me menacez déjà…
La Ensenada. — Non, non… Je vous préviens seulement…
La marquise. — Et vous ne craignez pas que celle qui a su vous élever sache aussi vous renverser ?
La Ensenada. — Oh ! ces jours-là sont passés.
La marquise. — Il en viendra d’autres… Que pouvez-vous savoir ?
La Ensenada. — Vous y ferez tous vos efforts, n’est-ce pas ?
La marquise. — C’est bien assez d’ironie ; tenez, vous avez vu, il n’y a qu’un instant, cette fleur très belle et très pure ; voyez-la maintenant entre vos mains terne et sans couleur : il pourrait en arriver autant à votre immense pouvoir
La Ensenada. — Vous oubliez peut-être, marquise, que je ne suis point une fleur ; mais la Enseñada pourrait bien se comparer à un arbre vigoureux.