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au nord de l’Europe, où la foi chrétienne devait les trouver et les soumettre ; les tribus turques marchaient à la rencontre de l’islamisme ; le bouddhisme conquit et civilisa les Thibétains. Ces mêmes montagnes qui avaient accueilli un peuple chassé des plaines possédées par ses ancêtres donnèrent asile à une religion persécutée et proscrite des lieux où elle avait pris naissance ; le Thibet gagna du même coup une croyance, un alphabet et une littérature.

Ce fut au VIIe siècle que s’accomplit cette transformation. Vers la fin du IVe, les hordes répandues dans le Thibet occidental se soumirent pour la plupart à un chef des tribus qui occupaient la partie orientale de ces mêmes régions ; les familles divisées se réunirent donc en faisceau pour former un peuple. Au milieu du VIe siècle, en 556, les chefs, devenus puissans, se fixèrent à Lhassa : le Thibet avait trouvé sa capitale, il prenait rang parmi les royaumes de l’Asie centrale et se dessinait d’une façon mieux arrêtée. Bientôt ces Barbares de l’ouest se montrèrent menaçans au cœur même du Céleste Empire, qui les avait méprisés ; ils eurent leur réveil subit, leurs jours d’expansion, de guerres et de conquêtes, puis, après avoir pillé, en 763, la capitale de la Chine, ils rentrèrent dans leurs montagnes pour y changer de rôle. Subjuguée par une croyance qui tend à absorber le corps et l’ame, l’action et la pensée, pour arriver au nihilisme, cette nation grossière et ignorante voulut tout à coup s’élever à d’insaisissables subtilités ; au lieu de penser, elle rêva ; les hallucinations du panthéisme l’égarant dans une voie fatale, elle se fit méditative et s’arrêta court au milieu de sa carrière. Au lieu d’élever des forteresses au bord des ravins, elle bâtit des couvens à cinq et six étages ; si des querelles d’orthodoxie la troublent parfois dans sa quiétude, si elle s’émeut à la voix de deux lamas rivaux, au moins reste-t-elle étrangère à toute politique extérieure. Sa marche semble tracée à jamais. Voilà dix siècles bientôt qu’elle s’est constituée gardienne d’une foi qui, avant d’engourdir les peuples, les avait civilisés, dix siècles qu’elle s’applique à conserver la tradition orale et écrite des dogmes qui ont dominé dans toute l’Asie depuis la frontière de Perse jusqu’au Japon. À ce titre, ne mérite-t-elle pas qu’on s’occupe un peu d’elle, dans un temps où les esprits sérieux se tournent avec ardeur vers tout ce qui se rattache au développement de la pensée humaine ?


II.

Le réveil de cette nature oubliée s’opéra d’une façon aussi rapide qu’inattendue. En 590, lorsque les tribus turques maîtresses de tout l’espace compris entre le 40e et le 50e degré de latitude s’étendaient depuis les confins de la Mongolie jusqu’à la mer Caspienne, un chef des Thibétains (les livres tartares le nomment Lun-Dzan So-Loung-Dzan)