Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/445

Cette page a été validée par deux contributeurs.

qui échappe à sa pénétration et à sa verve. Le moindre argument lui suffit pour créer une petite action, qui court, se précipite et se dénoue avant que le sourire ait eu le temps de s’arrêter sur les lèvres. Voyez ces amusans saynetes, les Hommes seuls, la Fausse Dévote, le Sombrerito, les Bouteilles de l’oubli, la Comédie bourgeoise. L’auteur fronde même les ridicules littéraires : quelle plus mordante satire de l’imitation classique que le Manolo, tragédie pour rire ou comédie pour pleurer, qui finit, comme le combat du Cid, faute de combattans, car tous les personnages meurent consciencieusement, jusqu’au dernier qui meurt de rire ! Ramon de la Cruz est, du reste, plus sérieux au fond qu’il ne le semble ; lui, le plus léger des hommes en apparence, il se ressent de cette atmosphère philosophique qui envahit tous les esprits au XVIIIe siècle : il n’ignore pas le but de la comédie, son but sérieux et fécond. Aussi, dans un de ses saynetes, les Comédiens à Alger, lorsque le bey s’étonne de ce nom de comédien qu’il ne connaissait pas, s’informe si c’est le nom d’une province et demande, avec un tour de langage qu’il est difficile de traduire correctement, quelle est l’origine de cette province : « C’est la folie des hommes, répond le poète par la bouche d’un de ses héros, et elle est aussi vieille que le monde. » Il y a plus d’un trait jeté en passant qui révèle le satirique philosophe ; telle est cette parole d’un homme du peuple qui voit avec envie passer devant ses yeux une multitude de mets choisis : « Ah ! vile fortune ! tant de choses pour les uns, et pour moi rien ! » Voyez aussi, dans les Bouteilles de l’oubli, ce noble de fraîche date qui vient acheter un peu d’eau pour oublier ses aïeux, qui furent alguazils, parce que son cocher lui rappelait, la veille encore, que leurs pères furent camarades dans les Asturies : « Buvez de mon eau, lui dit le charlatan, pour oublier que vous êtes marquis, et vous verrez que tout le monde oubliera bientôt l’étrangeté de votre nouvelle noblesse. » Les saynetes, considérés dans l’ensemble, ouvrent un jour profond sur la société espagnole au XVIIIe siècle. La philosophie, à cette époque, était à la mode : beaucoup de grands seigneurs se croyaient philosophes, parce qu’ils dépouillaient un moment et en apparence leur fierté pour descendre jusqu’au peuple ; ils se mêlaient surtout à lui par le vice. Un grand d’Espagne s’affublait d’un habit de manolo ou de torero pour aller courir les folles aventures ; il prenait plaisir à se mêler aux distractions populaires les plus dévergondées ; il allait chercher pour réveiller ses désirs blasés cette rude et grossière licence. Il se plaisait à devenir le jouet d’une de ces libres et hardies manolas de Madrid, qui le tenait esclave par ses passans et le raillait souvent, comme la courtisane Aquilina fait de son sénateur vénitien dans la Venise sauvée d’Otway. Le peuple, de son côté, par ce commerce, se trouvait flatté dans ses vices et les gardait en y ajoutant ceux que lui prêtait une noblesse