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grand Jovellanos, déclamation éloquente et peu concluante, si l’on veut, sur le duel, mais supérieure au Père de famille de Diderot, qui a la même couleur philosophique. L’Espagne, à cette époque, a possédé deux hommes d’un esprit rare, qui ont obtenu des effets nouveaux dans la comédie, quoique d’une nature bien différente : — l’un, Ramon de la Cruz, peintre amusant du peuple, auteur de saynetes trop peu connus, dont la collection a été récemment publiée à Madrid ; l’autre, venu à la fin du siècle, Moratin, qu’on a nommé le Térence espagnol, et qui a par lui-même assez de valeur pour qu’on ne l’expose pas au danger de ces comparaisons trompeuses.

C’est Ramon de la Cruz qui, à proprement parler, a créé le saynete en Espagne, non qu’il ait inventé cette forme littéraire déjà mise en usage par Lope de Rueda et Cervantès, sous le nom de pasos et d’intermeses, mais il a créé en ce genre tout un théâtre abondant et varié, où il a porté des qualités qui tranchent singulièrement avec le ton général de la littérature contemporaine, — beaucoup de finesse d’observation, une réelle habileté à saisir les vices et les ridicules, un dialogue rapide et incisif, un style plus vif que correct et plein de locutions familières auxquelles il sait donner de la grace, plus de verve que d’urbanité. N’est-ce point un spectacle curieux ? L’originalité, qui, certes, ne se montre guère dans tant de comédies empruntées à cette époque à la France, et où le rire est glacé par l’appareil classique, éclate véritablement dans ces petits intermèdes, dans ces comédies de hasard, pour ainsi parler, qu’on jouait par passe-temps, pour se délasser du solennel ennui des chefs-d’œuvre. La vraie force comique, absente des productions plus prétentieuses, se retrouve là, dans ce théâtre méconnu par Signorelli dans son Histoire critique. C’est la poésie populaire de l’Espagne au XVIIIe siècle. Ramon de la Cruz n’a qu’un but en effet, celui de peindre fidèlement les mœurs du peuple, et il se rend volontiers cette justice, qu’il est parvenu à tracer des tableaux animés et vrais. « Que ceux qui ont visité la promenade de San-Isidro, dit-il ; que ceux qui ont vu le Rastro le matin, la place Mayor le jour de Noël, l’antique Prado le soir, et ont assisté aux veilles de Saint-Jean et de Saint-Pierre ; que ceux qui se sont trouvés dans les réunions de toutes les classes disent si je n’ai pas reproduit exactement ce qu’ont vu leurs yeux, ce que leurs oreilles ont entendu, et si ces esquisses ne forment pas une véritable histoire de notre siècle… » Ramon de la Cruz promène ainsi le lecteur dans tous les quartiers de Madrid, dans ceux des Maravillas, de Lavapiès, là où la couleur nationale n’est point altérée, là où se retrouve si souvent ce mélange de misère et de gaieté qui n’appartient qu’au peuple, là où on peut à l’aise observer les caractères, les coutumes des classes infimes, qui ont leurs vices et leurs ridicules aussi bien que les classes supérieures. Il n’est pas une habitude, pas un travers