Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/371

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Partant de là, Descartes n’hésitait pas à abattre sa maison pour la reconstruire. M. Damiron n’a pas eu autant de courage ; et en vérité, on ne peut lui en faire un crime, surtout quand on songe que, s’il n’a pas donné au public tout ce qu’on pouvait attendre de son talent, ce qu’il lui a donné est déjà très considérable. M. Damiron, pour prendre ses termes, a péché non par commission, mais par omission. Je ne dissimulerai pas toutefois que le parti auquel l’auteur s’est arrêté rend le caractère de son travail un peu incertain. Est-ce le cartésianisme qui en fait le sujet ? On pourrait le croire en voyant paraître tour à tour Descartes, Malebranche, Spinoza. Mais Leibnitz est absent. L’auteur, il est vrai, ne nous annonce que la philosophie en France ; mais, puisqu’il donne place à deux Hollandais, Spinoza et Geulincx, à un Allemand, Clauberg, et à un Anglais, Hobbes, il semble que Leibnitz pouvait avoir son tour, Leibnitz qui a écrit la plupart de ses ouvrages en français, et qui, à tant d’égards, est pénétré de l’esprit de la France. M. Damiron, au surplus, annonce qu’il comblera cette lacune dans un troisième volume. On ne saurait trop l’y engager ; et, du moment qu’il sera en train de se compléter, pourquoi ne ferait-il pas une petite place à un cartésien trop méconnu, qui est pourtant un Français, l’auteur mystique et quelquefois profond de l’Économie divine, Pierre Poiret ? Avec ces deux chapitres nouveaux, l’ouvrage de M. Damiron sera plus près de constituer un tout, et il pourra, sous le titre d’études sur le cartésianisme, former un recueil du plus grand prix.

J’ai d’autant plus le droit de rappeler à M. Damiron avec quelque instance le nom de Poiret, qu’aucun des historiens récens du cartésianisme n’a traité ce personnage avec le soin que méritent l’élévation et l’obscurité de ses idées ; or, il semble que le but principal que le savant auteur se soit proposé, c’est de porter la lumière sur les côtés encore inexplorés de la philosophie du XVIIe siècle. Par cet endroit, l’ouvrage de M. Damiron présente une véritable originalité et rend un service notable à l’histoire. On connaissait déjà très bien les grands cartésiens, comme Malebranche et Spinoza, auxquels on peut joindre Berkeley pour la finesse, la vigueur et l’originalité de son esprit ; mais il y a aussi les petits cartésiens, qui ont bien quelques droits à l’attention de la critique. M. Damiron divise ces petits cartésiens eux-mêmes en deux classes. Il y a d’abord ceux qui n’ont d’autre mérite que la docilité, la foi à la parole du maître : M. Damiron les appelle fort ingénieusement les dévots du cartésianisme ; par exemple Rohault, Regis, de La Forge, Antoine Legrand, et encore au-dessous, Clerselier. Ceux-là sont aux grands cartésiens ce que sont les grands socratiques aux petits, ce que Cébès est à Platon. Mais entre les disciples originaux du maître, qui tirent de la souche féconde des rameaux d’un jet hardi et vigoureux, et ces reproducteurs serviles d’une pensée qui se glace entre leurs mains, M. Damiron place dans un rang à part certains philosophes, ceux qui, comme Clauberg et Geulincx, ont de la sagacité sans génie, des vues éparses sans système, du talent sans grande originalité. C’est un spectacle vraiment curieux et instructif de voir ces cartésiens du second ordre conduits par la force des choses plus encore que par celle de leur esprit aux mêmes idées qui prennent sous la plume d’un Malebranche et d’un Spinoza l’empreinte de la grandeur. Supposez que l’on rencontre par hasard en ouvrant un livre un passage comme celui-ci : « Nous