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original du Monologium, ce prodige du XIe siècle. Le Proslogium est une tentative d’un tout autre genre, et qui a aussi sa hardiesse et son originalité. Saint Anselme, se fondant toujours sur la pure raison, prétend démontrer l’existence de Dieu par les seules ressources de la logique la plus abstraite, et sans s’appuyer sur aucune donnée de l’expérience. C’est dans ce petit livre qu’est déposé l’argument fameux que Descartes et Leibnitz ont repris au XVIIe siècle, et qui consiste à déduire l’existence de l’Être parfait de la seule idée de la perfection. Il est tout simple que Hegel ait remis en honneur cet argument tant combattu par Kant, puisque, pour le père de l’idéalisme absolu, l’idée de l’être est antérieure à l’être lui-même ; mais ce qui est vraiment extraordinaire, c’est qu’une pareille conception soit éclose dans l’esprit d’un moine du XIe siècle. Tels sont les deux monumens à qui M. de Caraman avait affaire. Que deviennent-ils, hélas ! entre ses mains ? Ce que M. de Caraman admire dans le Monologium, c’est la démonstration que saint Anselme donne, dans les premiers chapitres, de l’existence de Dieu, démonstration sans originalité, que saint Anselme emprunte à saint Augustin, qui lui-même l’avait puisée dans Platon ; ce que M. de Caraman estime d’une médiocre importance, c’est cette entreprise si neuve, si ingénieuse ; si hardie, de présenter une déduction purement rationnelle du dogme de la Sainte Trinité. Arrivé au Proslogium, M. de Caraman n’y voit qu’une suite et un développement du Monologium, oubliant qu’il n’y a dans ce dernier ouvrage aucune trace de l’argument original qui constitue le premier. Cet argument lui-même, si subtil et si abstrait, M. de Caraman nous le donne comme une aspiration éloquente. Je gagerais que M. de Caraman n’a pas lu saint Anselme. En général, son érudition est de seconde et de troisième main. Au lieu de lire les monumens eux-mêmes, M. de Caraman lit Brucker. Heureux encore quand il nous donne du Brucker pur, et qu’il ne lit pas l’Historia critica à travers le Précis de MM. de Salinis et de Scorbiac.

Disons toute la vérité à M. de Caraman : nous le croyons assez modeste et assez consciencieux pour la pouvoir supporter sans déguisement. M. de Caraman a du goût pour les études historiques ; pour occuper ses loisirs, il a pris des notes et fait des cahiers en dépouillant les historiens de la philosophie. M. de Caraman nous donne ses Oisivetés, comme faisait Vauban ; mais l’illustre maréchal nous présentait sous ce titre naïf et modeste le fruit des méditations de toute sa vie. M. de Caraman s’est trop pressé d’entrer dans la carrière. Il a peu philosophé. Lui-même, il déclare qu’il n’appartient à aucune école de philosophie. Soit. Il n’est pas nécessaire qu’un auteur soit d’une certaine école et possède un certain système ; mais il est bon qu’il ait des opinions, et il n’est pas mal qu’il ait des idées. Il faut aussi être tout-à-fait philosophe ou ne pas s’en mêler. Est-ce à un libre penseur que j’ai affaire, quand je vois M. de Caraman s’effaroucher de ce que Scott Erigène niait les peines éternelles, et s’écrier à ce propos : « On voit combien il est dangereux de scruter par les données scientifiques des problèmes à jamais insolubles. » Remarque naïve, digne de la candeur d’un autre siècle, et à laquelle l’auteur ajoute ce conseil plein de prudence : « Nouvelle preuve que la véritable philosophie doit se renfermer dans les limites de l’observation psychologique (page 289, tome I). » Nous engageons au contraire M. de Caraman à être plus hardi, et à s’enfoncer pendant quelques années dans l’étude de la