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dit : « Il faut semer la graine avec la main, et non la répandre à plein sac. » Elle fut surnommée la Mouche, comme Érinne l’Abeille. Ses poésies formaient cinq livres ; il n’en reste qu’une vingtaine de fragmens, dont le plus long a quatre vers. Au reste, Corinne n’était pas élève de Sappho.

Quelle qu’ait pu être d’ailleurs la nature des rapports de Sappho avec les jeunes Lesbiennes auxquelles elle enseigna la poésie et l’amour, si les témoignages de l’histoire sont insuffisans, l’ode à une femme aimée, dans laquelle on sent à chaque vers, à chaque mot l’accent d’une passion personnelle[1], et plusieurs des fragmens qui vont la suivre, ne suffiront que trop à dissiper toutes les incertitudes ; mais oublions ce qui dans Sappho appartient à la société antique plutôt qu’à la femme même : sachons ne voir et n’admirer que le poète.


A UNE FEMME AIMÉE.

« Celui-là me parait égal aux dieux qui, assis en face de toi, écoute de près ton doux parler

« Et ton aimable rire : ils font tressaillir mon cœur dans mon sein, la voix n’arrive plus à mes lèvres ;

« Ma langue se brise, un feu subtil court rapidement sous ma chair, mes yeux ne voient plus rien, mes oreilles bourdonnent ;

« Une sueur glacée m’inonde, un tremblement me saisit tout entière ; je deviens plus verte que l’herbe ; il semble que je vais mourir.

« Eh bien ! j’oserai tout, puisque mon infortune… »


Ici l’ode est interrompue.

« N’admirez-vous point (dit Longin dans un passage bien senti, que Boileau traduit en style un peu précieux) comment elle assemble toutes ces circonstances, l’ame, le corps, l’ouïe, la langue, la vue, la couleur, comme si c’étaient autant de personnes différentes et prêtes à expirer ? Voyez de combien de mouvemens contraires elle est agitée ! Elle gèle, elle brûle, elle est folle, elle est sage, ou elle est entièrement hors d’elle-même, ou elle va mourir. En un mot, on dirait qu’elle n’est pas éprise d’une seule passion, mais que son ame est un rendez-vous de toutes les passions. »

Catulle a imité cette ode, mais n’a pas prétendu la traduire ; il emprunte les paroles de Sappho pour parler à sa Lesbie, puis il abandonne

  1. On lit dans Saint-Marc, commentateur de Boileau : « Athénée et Strabon nous apprennent qu’elle aimoit une certaine Dorique, et que son frère Charaxe aimoit aussi cette femme. Là-dessus, Pearce suppose que, Dorique ayant été surprise avec Charaxe par Sappho, celle-ci composa l’ode qu’on va lire pour exprimer toute la violence de sa jalousie. C’est, en effet, ce que la pièce présente, et de cette supposition, nécessaire pour la bien entendre, il suit que M. Despréaux n’en a pas rendu partout l’esprit. » Cette Dorique était de Naucratis en Égypte, où il y avait aussi beaucoup de courtisanes, au dire d’Athénée, qui était de cette ville.