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attendre ; mais il y a tant de malice rentrée dans le patient bavardage de Fray Gerundio, tant de curiosité sincère et de bêtise épanouie dans les interrogations du crédule Tirabeque, qu’on se surprend souvent à sourire entre deux banalités qui, ailleurs, n’auraient pas de sel. M. Lafuente a clos la série des pamphlétaires ; après lui, et même de son temps déjà, la satire s’est éparpillée, l’invective aux lèvres, dans une douzaine de petits journaux faits à l’image de notre presse charivarique, et qui meurent et renaissent deux ou trois fois l’an. On fusille quelquefois les rédacteurs. Les pamphlétaires de la bonne vieille race cervantesque se sont peu à peu retirés de cette mêlée compromettante ; ils avaient les mains trop blanches pour le pugilat. Fâcheuse au point de vue littéraire, cette dégénération de l’esprit satirique implique d’ailleurs une tendance rassurante. Quand les passions politiques deviennent systématiques et franchement haineuses, les partis sont bien près de se constituer. Or, ce qui manque surtout à l’Espagne, ce sont des partis réels, des partis saisissables, dont le triomphe ou la défaite représente une idée, un fait, une solution.

Le goût littéraire du public a su, disons-le, résister à cette invasion de la grosse invective, et la preuve, c’est que, faute d’alimens actuels, il revient à Larra, dont les pamphlets, soigneusement recueillis et édités, sont devenus un livre classique. Je n’ai donné sans doute qu’une idée bien faible, bien incomplète de Larra. J’ai dû omettre bon nombre de ses meilleurs traits, qu’il m’eût fallu parfois aller ressaisir par lambeaux, en les amenant et les expliquant par d’allanguissans commentaires, en mille écrits étrangers à la politique, étrangers à mon sujet, contes, poésies, boutades philosophiques, critique littéraire. Voltaire, chez nous, et, à certains égards, Charles Nodier, donneraient seuls une idée approchante de ce vagabondage intellectuel qui laisse ainsi un peu de sa pensée à tous les buissons. J’ai pourtant mis en saillie, je crois, les deux traits principaux de ce facile et piquant humoriste : un bon sens imperturbable qui devine le fond des choses sous le vernis de l’habitude ou sous le clinquant de l’imitation ; un cachet d’espagnolisme dans l’idée et dans la forme, parfois involontaire, parfois calculé, qui prépare un accueil confiant à ses plus irritantes vérités. Nul écrivain n’a froissé plus de préjugés, plus de vanités, plus d’égoïsmes que Larra, et il a laissé des admirateurs et des amis dans tous les camps. Quel dommage que le suicide l’ait saisi en pleine jeunesse, en 1837, juste au moment où les contresens révolutionnaires, qu’il avait entrevus par une sorte de prescience plutôt que par l’observation, allaient se dérouler dans toute leur folle crudité ! On sait quelle fut sa mort. Le railleur si plein de bonhomie, le sceptique tolérant, l’indulgent persiffleur du werthérisme littéraire se tua, à la façon de Werther, d’un coup de pistolet, pour une autre Charlotte. Disons-le pour son excuse, Larra ne fut absurde et maniéré que cette seule fois. Un découragement profond qui perce en ses causeries les