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sont pas de carton. » Le peuple a, comme vous et moi, ses appétits, ses goûts, ses besoins : tant pis pour les moines et pour les prisonniers carlistes, s’il s’est trouvé, à un moment donné, en appétit de sang ! Ce pauvre peuple, après tout, ne pouvait pas ronger indéfiniment son frein. Si le gouvernement avait donné à temps « une issue légale à ses justes colères ; » si le gouvernement, en d’autres termes, avait fusillé, un an auparavant, moines et factieux, le peuple n’en eût pas été réduit à se charger lui-même de la besogne. De qui le gouvernement se moque-t-il donc avec ses airs de prude ! La conclusion est éminemment espagnole. Et notez bien que c’est Larra, une organisation raffinée, un esprit supérieur aux haines politiques, qui vous tient ce langage. Avec quelle absence de parti pris il ergote sur des cadavres ! Avec quelle candeur d’impartialité il penche à croire que ces massacres sont bien réellement « des attentats ! » Mais la logique avant tout : une cause étant donnée, — l’irritation du peuple contre les moines et les prisonniers factieux, — il devait s’ensuivre un effet : le massacre des moines et des prisonniers factieux. Le peuple se mêle parfois de raisonner, ni plus ni moins que le gouvernement et les journaux. Les peuples, encore une fois, « ne sont pas de carton ! »

Je recommanderai ce passage de l’écrivain le plus délicat et à la fois le plus sincère qu’ait produit la révolution espagnole aux méditations de nos orateurs et de nos journaux. On est chez nous fort enclin à voir dans les réactions sanglantes auxquelles se livrent tour à tour, en Espagne, gouvernement et partis, l’indice de passions extrêmes, le principe de haines impérissables. Ce point de vue est essentiellement faux : rien, en Espagne, ne trouve plus d’indifférence que le sang versé. Ce qu’on demande uniquement au meurtre, c’est l’excuse de la nécessité ou de l’à-propos, une raison d’être bien constatée ; ceci posé, tout est dit. Une anecdote exprimera cette nuance. Il y a quelques années, me trouvant en je ne sais plus quelle bourgade d’Aragon, Hijar, je crois, j’eus l’occasion de passer la soirée chez une notabilité du lieu. L’assistance était choisie. On agitait la question de savoir si Cabrera était un vrai caballero ou s’il n’était qu’un drôle, et, comme tous les avis de ce monde, les avis étaient fort partagés. « Moi, señores, j’ai pu le juger de près, dit la jeune maîtresse de céans en plongeant deux azucarillos dans mon verre. Et où cela ? m’écriai-je, au risque de commettre une indiscrétion. — Ici même, à la place où vous êtes. Je chantais comme ce soir, et don Ramon, qui est un aficionado (un dilettante, un amateur), avait la bonté de me complimenter ; mais j’avais le cœur triste : cinq ou six factieux, avec leurs armes chargées, attendaient, là-bas, près du pont, à l’endroit où on fusille. Moi n’y tenant plus : « Puisque vous êtes si aimable, don Ramon, allez faire grace à ces deux pauvres miliciens qu’on va passer par les armes. » - Soyez sans inquiétude, señora, me dit-il en se levant ; mais, pour ma part de paradis,