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L’esprit militaire n’est pas plus cultivé chez le soldat que chez l’officier. La cravache et le bâton, — anomalie étrange en un pays où le sentiment de la dignité individuelle a pu combler la distance entre le grand d’Espagne et le mendiant, — sont encore, au-delà des Pyrénées, les représentans officiels de la discipline. C’est écrit, et, dans l’état normal, le soldat accepte, comme une chose toute simple, ces nécessités de position, sauf à prendre sa revanche sur les épaules du paysan, qui, à son tour, se prête avec une déférence froide et digne à ces nécessités de la hiérarchie ; mais vienne une occasion, et la gradation se reproduit en sens inverse. Le paysan fusille le soldat, le soldat sabre l’officier, et soldat et paysan apportent dans ces représailles la même sincérité, la même conviction de bon droit que dans leur résignation passée : ils croient chez eux comme chez les autres à la légitimité du plus fort. Toute la guerre civile (je parle de ses incidens matériels, et non des calculs politiques qui lui ont donné naissance) est là. Si la faction carliste, originairement bornée à une poignée de huit cents hommes, a pu improviser, en deux ans, trois armées et réaliser, avec la connivence des populations, la romanesque promenade de Gomez, c’est qu’elle était pour le soldat christino, comme pour le paysan, un refuge immédiat contre le bâton constitutionnel. Si la faction a mis bas les armes, juste au moment où, forte d’une organisation réelle en Catalogne, forte des succès de Cabrera en Aragon et de l’inaction d’Espartero en Navarre, elle pouvait commencer sérieusement la lutte, jusque-là restreinte à des coups de main mal combinés, c’est que le bâton par la grace de Dieu avait réussi à faire regretter le bâton par la grace du peuple. Maroto a été l’occasion, mais l’indifférence politique des masses, soldats et paysans, entre deux régimes qui se traduisaient par les mêmes désagrémens matériels a été l’élément véritable de la défection de Bergara. Cette indifférence était arrivée à tel point que, dans les communes avoisinant le théâtre de la guerre, les alcades avaient organisé un double service de partes (espions, porteurs d’avis) pour informer simultanément l’armée constitutionnelle des mouvemens des factieux, et la faction des mouvemens des constitutionnels. Chez les soldats des deux camps, que l’émulation du métier, à défaut de croyances politiques, semblait devoir maintenir dans une ligne plus tranchée, même laisser-aller, même absence de parti-pris. Quelques mois avant la paix de Bergara, je me trouvais dans la rade de Portugalette. Sur la rive droite s’échelonnaient, confondus comme les pièces blanches et noires d’un damier à la fin d’une partie, une douzaine de postes christinos et carlistes qui, chaque matin, brûlaient pour la forme et à distance rassurante la poudre de leurs gouvernemens respectifs, puis se rapprochaient à portée de fusil pour causer de la Pepa, de la Juana et autres amours partagés. Un jour que j’étais descendu à terre, je vis un