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que les cœurs égarés ne frémissent pas en voyant cette conclusion de leur doctrine. Qu’a dû penser M. Feuerbach ? Je l’ignore. Quant à M. Arnold Ruge, dont l’ame est le vrai champ de bataille des discussions philosophiques de son pays, il s’agite sous les impressions tumultueuses que ce livre fait naître en lui. Tantôt son cœur généreux repousse avec horreur cet égoïsme sans nom, tantôt il se sent pris, il se voit enchaîné par un révolutionnaire plus logicien, et, craignant d’être dépassé à jamais, il s’efforce de trouver un sens généreux à ces énormités. La théorie de M. Stirner, dit-il, n’a pas de valeur absolue ; il faut la prendre comme le manifeste d’une époque ; à ce point de vue, elle est irréprochable. En révélant à l’homme son droit individuel et en supprimant tout ce qui limite ce droit, M. Stirner rend chacun de nous plus exigeant et plus avide. Il pousse le cri de guerre, il met le feu aux poudres, il soulève l’innombrable foule de ceux à qui on dénie le droit et la liberté. — Explication menteuse ! M. Ruge n’y croit pas lui-même, et M. Stirner la désavouerait immédiatement. Le logicien n’a-t-il pas prouvé que le droit, considéré comme principe, est une idée religieuse, c’est-à-dire une notion fausse et qui s’oppose à la vraie liberté ? N’a-t-il pas cru démontrer qu’il y a le droit de chacun de nous, le mien, le vôtre, mais que le droit commun est une chimère oppressive ? Je défie M. Ruge de trouver dans le système de M. Stirner une seule pensée qui puisse autoriser le mouvement libéral de l’Allemagne. M. Ruge insiste ; il y a au moins, répond-il, dans cette exaltation de l’individu et de son droit personnel un appel désespéré à la révolte. Non, il n’y a pas même cette triste excuse. Ce système n’est pas la ruse d’un esprit ardent qui consent à dégrader la philosophie si cela peut soulever les masses furieuses. Encore une fois, la rude franchise de M. Stirner aurait honte de ces justifications hypocrites. Cette force brutale dont vous parlez, qui donc la met en mouvement ? Ce sont les idées sans doute, ce sont les croyances, quelles qu’elles soient, religieuses, politiques, sociales ; c’est tout ce qui unit les hommes par un lien puissant et les dévoue à une cause commune. Eh bien ! dans ce monde désolé qu’habite l’esprit de M. Stirner, rien de tout cela n’existe plus ; M. Stirner a tué les idées.


III.

Résumons les deux livres que nous venons d’étudier. Appuyés sur un même principe, fondés sur l’athéisme de M. Feuerbach, ils aboutissent à des conclusions distinctes, mais qui se tiennent d’une manière étroite et se complètent nécessairement. Le premier combat le sentiment de la patrie pour y substituer l’amour mal défini du genre humain ; le second, plus logique, plus fidèle à la pensée de l’école, repousse même