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le devoir de la science, ils se sont donné la tâche de renverser l’homme-Dieu ; mais ont-ils réussi ? Non ; la vieille religion les enchaîne encore. Dans l’homme-Dieu, ils ont supprimé Dieu et conservé l’homme. L’humanismus n’est qu’une métamorphose du christianisme ; à la Divinité on a substitué le genre humain : nous n’avons fait que changer de maître et de servitude. Il y a toujours au-dessus de nous une abstraction réalisée, une autorité illégitime à laquelle il faut que je me sacrifie. Qu’a voulu faire M. Feuerbach ? Changer un nom. On disait : Dieu ; nous disons : l’humanité. La belle conquête ! le beau triomphe ! Où donc est la vraie liberté, et quand cesserai-je d’être dupe ? Et Voilà M. Stirner qui applique partout, avec une fureur sans exemple, ce principe que M. Feuerbach dirigeait seulement contre la Divinité. Plus de Dieu, plus de genre humain, plus de patrie, plus rien au-delà de mon être, pas une idée générale, pas un principe absolu ; tout ce qui pourrait gêner la. liberté, droit, morale, amour, fraternité, intérêts communs, ce ne sont là que des formes et des déguisemens de Dieu, c’est l’ancienne religion qui reparaît sans cesse et qu’il faut combattre à outrance jusqu’à l’heure de l’extermination complète. Cette fois, qu’en pensez-vous ? Ce monde sublime de l’idéal, ce royaume des esprits, cette raison universelle qui, depuis Platon, a nourri tant de graves penseurs et ravi tant de poètes et tant d’artistes, cette continuelle révélation qui console, qui soutient, qui éclaire chaque jour les enfans les plus humbles de la famille humaine, cette transcendance enfin, puisqu’il faut l’appeler par son nom, la voilà supprimée d’une façon définitive ! L’individu, resté seul au milieu de ce désert qui ne l’effraie pas, a le droit de s’écrier avec une joie sinistre : Je ne me suis attaché à rien (Ich habe meine Sache auf nichts gestellt) ! C’est le lugubre chant de victoire qui ouvre et qui termine cet épouvantable livre.

Certes, on ne réfute pas de tels écrits. La discussion ne saurait se faire assez petite pour l’individu qui s’emprisonne si étroitement. D’ailleurs, il n’y a pas de prise ; entre le moi de M. Max Stirner et l’intelligence de son lecteur, tout lien est rompu. On ne peut raisonner avec lui qu’au moyen des idées générales, au nom de certains principes, et il a commencé par nier tous les principes et toutes les idées. De M. Stirner à son voisin, le chemin est détruit, la communication est impossible. Je ne puis même comprendre pourquoi il a publié son livre. A qui s’adresse-t-il ? Que veut-il ? Il s’adresse aux hommes et veut les persuader ; il ne juge donc pas cette entreprise chimérique, et elle le serait si sa philosophie n’était pas un mensonge. Il a beau nier les principes et réduire tout à la volonté arbitraire de chacun de nous, cet arbitraire qu’il prêche devient un principe entre ses mains ; vrai ou faux, qu’il m’en accorde un seul, aussitôt tous les autres se relèvent, et ce monde moral qu’il croit