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ce but ; mais on n’avait pas encore trouvé la formule, l’explication scientifique de la vérité nouvelle : c’était à M. Feuerbach qu’on devait enfin la délivrance de la raison. Quelle reconnaissance ! quel enthousiasme ! Les jeunes hégéliens lui disaient volontiers comme le psalmiste : Tu es qui restitues mihi hoereditatem meam ! On peut affirmer qu’il y a en ce moment chez nos voisins une très nombreuse et très puissante école d’athées, athées mystiques, qui ont substitué le genre humain à Dieu, ou plutôt, employons leur langage, qui ont rendu à l’humanité son magnifique patrimoine. C’est là le sens net de la grande querelle sur l’immanence et la transcendance. Les partisans de la transcendance, ce sont les esprits attardés, enchaînés encore dans les liens de la vieille philosophie, et qui reconnaissent un être étranger à l’humanité et supérieur à elle. Les disciples de l’immanence, ce sont les hommes libres, qui ont osé dissiper les fantômes et rendre à l’homme l’héritage qu’il aliénait au profit d’une ombre. Ces derniers sont plus nombreux qu’on ne pense. M. Arnold Ruge est leur principal représentant : il a donné, son ame comme une proie à cette doctrine cruelle, il en a été le prêtre et la victime ; c’est pour prêcher l’athéisme et le culte du genre humain qu’il a perdu les Annales allemandes. Depuis ce temps, toute sa vie a été un mélange continuel d’enthousiasme et de trouble, de confiance et de désespoir. C’est par lui, enfin, que ces rêves ténébreux, sortis de l’école, sont devenus, hélas ! une doctrine vivante et mise en pratique.

Est-il possible maintenant d’aller plus loin ? Vraiment il ne paraît pas. Bruno Bauer a détrôné Strauss, et Feuerbach a détrôné Bruno Bauer : cette fois, du moins, après un athéisme si résolu, il semble qu’on soit forcé de s’arrêter et que la meilleure volonté du monde ne puisse rien imaginer au-delà. M. Feuerbach et M. Arnold Ruge peuvent s’endormir avec sécurité, ils ne connaîtront pas leur successeur. Eh bien ! nous nous trompons ; ce successeur est arrivé, et un seul livre lui a suffi pour établir son règne sur les ruines de ses maîtres. Strauss était bien timide pour Bruno Bauer ; Bruno Bauer était encore un théologien pour Feuerbach ; quant à Feuerbach et à Ruge, quant au fondateur de l’athéisme et à l’apôtre de l’humanismus, ils pouvaient se croire à l’abri de tout reproche semblable. Prétention orgueilleuse dont ils seront vite punis ! Voici leur héritier qui les traite de cafards (Pfaffen).

M. Max Stirner, c’est le nom du nouveau venu, a exposé ce développement de l’école hégélienne dans un livre dont le titre n’est pas facile à traduire. Der Einzige und sein Eigenthum, ce n’est pas seulement l’individu et sa propriété, c’est plus que cela, il faudrait pouvoir dire l’unique et sa propriété. L’unique ! oui, car il n’y a qu’un seul être pour M. Max Stirner. Pourquoi M. Feuerbach vient-il nous parler du genre humain ? Pourquoi M. Ruge nous prêche-t-il le culte de l’humanité ? C’est le langage d’un capucin : l’humanité n’existe pas ; il n’y a que moi qui