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quelque chose de vague et d’équivoque ; cherchons nettement la vérité. Si la base du christianisme est détruite, point de subterfuges, parlons franc et net. Celui qui s’exprime ainsi est un théologien de Bonn, M. Bruno Bauer. M. Bruno Bauer rejette donc sans hésiter cette mystérieuse intervention de l’esprit humain. Les Évangiles ne sont pas l’œuvre de la foule ; chacun de ces livres a été composé par un seul homme, et l’Évangile primitif, celui dont les trois autres ne sont qu’une reproduction, est né librement, spontanément, d’une inspiration particulière à son auteur. Pour comprendre la naissance de ce livre, il suffit d’interroger l’esprit théologique. Qu’est-ce qu’un théologien ? quels sont ses instincts, ses tendances, ses passions ? M. Bruno Bauer, théologien lui-même et naguère encore théologien exalté, soumet ce qu’il appelle l’esprit théologique à une analyse cruelle et injurieuse ; selon lui, peu importe au prêtre le moyen qu’il emploie ; sa passion l’aveugle, et, pourvu que sa doctrine se répande, toute invention est bonne. Tel est le résumé de cette critique, et c’est ainsi que saint Marc, le premier des évangélistes, a écrit l’histoire de Jésus. M. Bruno Bauer retombe ici dans le voltairianisme le plus vulgaire, dans l’étroit point de vue aussi pardonnable, il y a cent ans, que ridicule aujourd’hui ; seulement le théologien de Bonn n’oublie pas d’envelopper ses doctrines dans la phraséologie hégélienne, ce qui donne toujours un air de profondeur et suppose je ne sais quelle supériorité dont un écrivain français est incapable. Pour nous, que l’exégèse allemande regarde de si haut, pouvons-nous voir ici autre chose que Voltaire, moins son esprit agile et son ame ardente, Voltaire affublé d’une perruque et d’un gros bonnet ? Il y avait toutefois une chose neuve dans la Critique des Évangiles de M. Bruno Bauer, c’était la vigueur de l’attaque et cette lutte à mort avec l’esprit théologique. Quand on vit cet homme d’église flétrir ainsi, non pas tel système ou tel autre, mais le fonds de tous les systèmes, la base de toute doctrine, on comprit que Strauss était dépassé et qu’un coup bien autrement terrible venait de frapper les idées religieuses.

Ce n’était, point assez : le radicalisme hégélien exigeait davantage. Cet esprit théologique, si rudement terrassé par Bruno Bauer, pouvait se relever en se purifiant ; pourquoi ne profiterait-il pas un jour du progrès des idées ? qui l’empêcherait d’être sincère après avoir été fourbe ? Une religion nouvelle n’était donc pas impossible ; une religion philosophique, enseignée par des théologiens sans passion, pouvait succéder aux duperies qui, selon Bruno Bauer, abusent le monde depuis six mille ans. C’était laisser une espérance à l’ame qui cherche Dieu, et vous comprenez comment l’auteur de la Critique des Évangiles, l’ennemi le plus violent de toute idée religieuse, fut bientôt déclaré suspect.