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la haine ; il a démenti mille fois cette imprudente parole. Il ne peut oublier que la fraternité du genre humain, loin d’exclure le culte de la patrie, le suppose et l’exige. Les peuples ne seront jamais alliés d’une manière sérieuse, s’ils n’existent d’abord sérieusement, s’ils ne sont en possession d’eux-mêmes, s’ils ne vivent de toute leur vie morale dans ce sentiment supérieur qui s’appelle l’amour de la patrie. Que deviendrait la fraternité entre des fantômes de peuples ? On ne s’unit pas dans la mort. A coup sûr, M. de Lamartine, en écrivant ces vers, n’a pas voulu tracer le plan d’un système ; mais voilà le tribun qui arrive et qui déduit de ces brillantes prémisses tout un traité, toute une théorie métaphysique, historique, politique, dans laquelle les impiétés du patriotisme sont magistralement démontrées. Cette superstition qui inspire au tribun une horreur si grande, c’est pour lui un degré inférieur, un degré vulgaire et presque bestial de l’amour ; bien plus, ce n’est qu’une fiction, c’est une hypocrisie : l’amour de la patrie n’est pas possible. Qu’est-ce que la patrie ? une abstraction ; l’amour, dit M. Ruge, veut des réalités. Et de fait, l’amour de la patrie n’existe pas. Est-ce la noblesse qui aime sa patrie ? toutes les aristocraties d’Europe font cause commune. Est-ce la science ? il n’y a plus de frontières pour les idées. Est-ce la classe ouvrière ? est-ce le peuple des fabriques ? Nulle part, assure M. Ruge, on n’a plus de dédain pour ces vertus de parade. Où donc trouver ce sentiment du pays ? dans le peuple des campagnes peut-être ; mais c’est l’amour du village, l’amour du sol, c’est-à-dire un grossier instinct de nature, Naturtrieb. Et d’ailleurs les paysans, croyez-en le démocrate, ne sont pas encore entrés dans la civilisation. Existences indécises, encore mal détachées de la glèbe, à moitié brutes, à moitié hommes, ils sont les derniers représentans du passé, les païens (pagani) du monde nouveau. Pardonnez-leur si la superstition de la patrie a jeté quelques racines dans leurs sillons grossiers. Ce n’est pas tout : le patriotisme est une religion, et ce seul mot est un arrêt de mort aux yeux du tribun. Toute religion est un état inférieur de l’humanité. Celle-ci règne sur la terre comme l’autre dans le ciel, toutes deux sont fondées sur une équivoque, sur une abstraction, sur quelque chose qui n’existe pas. Pourquoi l’homme, qui doit se développer librement, s’est-il sacrifié pendant des siècles à la religion du ciel ? Pourquoi se sacrifierait-il aujourd’hui à la religion de la terre ? Sacrifice, dévouement, paroles impies, puisqu’elles sont contraires à la liberté ! Ce n’est donc pas assez de rejeter l’idée de Dieu, il faut se débarrasser aussi de l’idée de la patrie. Il y a surtout un homme qui est à la fois le prêtre et la victime de la religion, c’est le soldat. Quand la superstition de la patrie sera détruite, la victime sera sauvée, le prêtre redeviendra homme.