Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/229

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


12 janvier.

Nous approchons d’un endroit un peu périlleux, nommé Abouféda. Là, les contours du Nil et les montagnes qui le dominent produisent dans l’atmosphère des courans capricieux, qui changent brusquement de direction avec le fleuve, ou lorsqu’on dépasse tel ou tel promontoire. La montagne d’Abouféda présente, ce qui est rare en Égypte, des couches violemment tourmentées. Décidément Typhon a passé par ici. Je ne sais ce qu’auraient fait pour le désarmer des Égyptiens du temps de Sésostris ; mais nos matelots ont un moyen sûr d’écarter les mauvaises chances de notre voyage, ils font un zikr.

C’est une étrange chose qu’un zikr ! Imaginez une douzaine d’hommes assis en rond, qui commencent par balancer gravement la tête en avant, en arrière, de droite à gauche, en disant avec beaucoup de gravité : Al-lah ! Al-lah ! Ce mot sacramentel, constamment répété, est comme une basse continue, tandis qu’une voix plus claire chante une prière et forme le dessus dans ce singulier concert ; peu à peu le refrain se précipite et devient saccadé, les hochemens de tête s’accélèrent ; bientôt le cri Al-lah ! sort des poitrines oppressées comme le hurlement d’une bête féroce ou le râle d’un moribond. Les mouvemens convulsifs et les exclamations furieuses se succèdent avec une rapidité toujours croissante. Le progrès de cette excitation frénétique fait frémir ; il semble qu’elle ne peut continuer sans briser ceux qui l’éprouvent, et que, d’autre part, il leur est impossible de s’arrêter. Ils ne s’arrêtent enfin que quand l’un d’entre eux est pris de convulsions épileptiques. Alors les autres se jettent sur lui, le saisissent et finissent par le calmer. Cette bizarre dévotion fait comprendre les contorsions furieuses, les emportemens insensés qui accompagnaient certains cultes de l’antiquité, la danse des prêtres de Cybèle, le délire de l’orgie ; mais il ne faut pas remonter si haut pour, trouver des faits analogues à ce que nous avons sous les yeux. Voici les exercices religieux auxquels se livraient, il n’y a pas beaucoup d’années, des sectaires chrétiens dans l’Amérique du Nord : «  On commence par balancer la tête en avant et en arrière, de droite à gauche, puis le mouvement devient plus rapide, jusqu’à ce qu’on soit jeté violemment contre terre ou qu’on se mette à bondir comme un ballon.[1] »

Ce qui m’a frappé chez ceux qui prenaient, part à ces bizarres exercices de dévotion, c’est le mélange d’une raillerie irréligieuse avec les manifestations d’une exaltation qui touche au délire. Tandis que l’un d’entre eux était agité de convulsions extatiques, les autres plaçaient devant ses yeux des feuilles de salade et lui disaient en riant : - Frère, vois-tu les jardins de Mahomet ? En somme, nos matelots m’ont paru

  1. Power. Essay on the influence of the imagination over the nervous system.