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Je crois qu’en général on pourrait désigner par ces deux noms, caractériser par ces deux hommes les deux systèmes dont l’un ou l’autre devait alors nécessairement prévaloir en France.

L’un, plus modéré, plus pratique, et cependant d’un succès plus difficile, était la réforme du gouvernement par l’administration. Cette pensée devait venir à tous les gens d’affaires qui ne fermaient pas les yeux aux lumières de leur temps. L’homme supérieur de cette école, c’est Turgot. Son génie et son caractère le destinaient à cette tentative qui n’est guère essayée qu’aux époques où elle n’est pas encore possible et à celles où elle ne l’est plus. Turgot, c’est le philosophe dans les affaires. Si l’on veut relire ces incomparables dialogues où le sublime disciple de Socrate a décrit les devoirs et le rôle de l’homme qui aime la vertu dans la politique, si l’on se rappelle ces complaisantes peintures de la royauté du philosophe, c’est-à-dire de la science au pouvoir et du perfectionnement social opéré par le despotisme de la vérité, on reconnaîtra, je pense, dans cet idéal du gouvernement, quelque chose de la manière dont Turgot avait conçu sa mission et son œuvre. Tout homme d’une vertu rigide et d’un esprit profond, qui arrivera à la politique par la seule méditation, rêvera cette alliance chimérique du vrai et du pouvoir, tous deux également absolus, et ambitionnera cette situation, qui n’a bien tourné à aucun ministre, qui ne siérait peut-être qu’à des rois. Encore le seul roi, ce me semble, qui l’ait obtenue, l’empereur Marc Antonin, n’en a pas tiré grand parti.

Mais il est une autre manière de concevoir l’accomplissement des réformes sociales : c’est celle qui y appelle, qui y associe en quelque sorte les grandes masses et les grands événemens. Susciter l’opinion publique, la deviner, la devancer même pour l’entraîner par l’enthousiasme ou l’irritation, appeler à l’aide des idées les forces et jusqu’aux passions de la société, faire concourir à l’œuvre l’agitation, la résistance, la guerre, prendre, s’il le faut, le plus long et passer par le circuit de la gloire pour atteindre à la liberté, telle est une autre politique, d’innovation dangereuse, j’en conviens, souvent téméraire et impuissante, mais qui, venue à ses heures, est la seule qui maîtrise les événemens et dispose de l’avenir. Celle-là, mieux connue de notre temps, ne redoute pas d’être appelée par son nom ; elle est révolutionnaire. Elle n’est permise qu’à de rares époques et à des hommes rares. Imitée sans discernement, prodiguée à toutes les situations, pratiquée par le premier venu, elle peut dégénérer en un plagiat absurde, en une criminelle manie. Tout le monde n’est pas fait pour bouleverser le monde.

A l’assemblée des notables, M. le comte de Provence, celui qui devait être Louis XVIII, disait à M. de Lafayette : « Vous voulez donc les états-généraux ? — Mieux que cela, monseigneur. » C’est mieux que