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et la pensée qui s’y manifeste. Comme ces objets, comme ces monumens ou ces montagnes qui changent d’aspect et de couleur aux yeux du spectateur qui s’en approche ou s’en éloigne, et selon les heures du jour auxquelles il les observe, les événemens semblent se transformer dans la mémoire des hommes au gré de la lumière qui pénètre dans leur esprit et de la distance qui les sépare du passé. La postérité même, la postérité commençante a ses dissentimens, ses entraînemens, ses retours ; non-seulement elle reprend ou dépose tour à tour les haines, les craintes, les amours, les colères, les douleurs qui agitaient les contemporains ; mais, comme elle veut, pour l’honneur de la philosophie historique, rattacher le présent au passé, elle se croit obligée, à mesure qu’elle acquiert par les faits nouveaux une expérience nouvelle, de remonter le cours des temps et de chercher rétrospectivement des causes aux événemens plus récens qui la touchent. A chaque système qui vient au monde, il faut des antécédens, comme il faut des aïeux à un nouveau venu. De là cette entreprise périodique de réviser l’histoire et de la refaire pour l’accommoder à des conséquences nouvelles. On veut, s’il est possible, se donner des argumens de fait et avoir les siècles pour soi. Cela tente particulièrement les époques comme la nôtre, alors que la philosophie sociale est à la mode et que les vues sur les destinées de l’humanité surabondent. L’esprit de système produit donc ses narrateurs aussi bien que ses penseurs, et ce n’est pas seulement des idées que les inventeurs de théories disposent avec une arbitraire autorité. Pour ne citer qu’un exemple, et je ne le prends pas parmi les moins remarquables, qui eût deviné, pendant les dix dernières années du dernier siècle, que les événemens dont on était acteur ou témoin donneraient naissance aux jugemens inattendus de l’auteur des préfaces de l’Histoire parlementaire de la Révolution française ? C’est une galerie où je crois que nos pères, s’ils pouvaient revivre, reconnaîtraient malaisément leurs portraits.

Mais, en dehors de l’originalité hardie des systèmes novateurs, le cours seul du temps amène des changemens dans la manière d’écrire la même histoire. L’esprit le plus sage, le plus mesuré, le plus fidèle à l’observation, le plus décidé à ranger tous les jugemens sous la loi du sens commun, ne peut se défendre de l’influence de son temps, quand il veut en raconter ou en caractériser un autre. Quoi qu’il fasse, il est sous le joug de son expérience, il cède au penchant de ses opinions, même en observant les faits ; il voit comme il pense et peint comme il voit. Ainsi, ce qui est essentiellement irrévocable, inaltérable, le passé, semble se modifier en vieillissant ; car, pour les hommes, le passé n’est qu’un souvenir, et le souvenir lui-même est à la merci de nos idées et de nos passions. On pourrait dire que l’histoire de toute époque est un tableau dont le dessin seul subsiste, mais dont les couleurs changent