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Les vieux monumens, les vieux livres, les vieux souvenirs, éveillent chez lui un intérêt profond. Les récits traditionnels de la famille et de la tribu enchantèrent les populations primitives, et l’effet des histoires positives n’est pas moindre sur les populations civilisées. La rupture avec les âges antérieurs, qui serait un méfait contre la science, serait aussi un méfait contre le sentiment moral, et, si l’esprit humain s’est complu aux traditions alors même que ces traditions étaient bien courtes, il se sent de plus en plus captivé à mesure que s’agrandit l’espace qu’il aperçoit derrière lui. Le temps est une étendue qui ne s’ouvre à nous que dans une seule direction, et encore à la condition que nous la parsèmerons de jalons et que nous emploierons notre industrie à y entretenir quelque phare qui nous éclaire. Tout ce qui fait un peu reculer ces ténèbres est bien venu de l’esprit humain. Lorsque Cuvier composa son Anatomie comparée, ce livre ne fut que pour les savans ; mais, quand il exhuma des entrailles de la terre une histoire plus ancienne que l’histoire de l’homme ; toutes les imaginations l’accompagnèrent dans ses recherches et jouirent avec lui des merveilleux résultats de cette nouvelle archéologie.

De tout ce qui reste des siècles écoulés, les monumens des arts et en particulier ceux de la littérature nous mettent le plus directement en rapport avec les hommes qui ont vécu jadis. Quelle histoire pourrait, aussi bien que les poèmes d’Homère nous faire pénétrer au sein de l’âge héroïque ? Si par momens éclate une pensée sublime ou une harmonie, et que le charme nous pénètre, alors nous nous sentons un moment, transportés au milieu d’un temps qui n’est pas le nôtre, et c’est le suprême effort de cette poésie antique. Homère, en une de ses plus belles comparaisons qui lui est suggérée par les feux de l’armée troyenne allumés dans la plaine, se représente les astres splendides qui brillent au ciel autour de la lune radieuse. La nuit est paisible ; les sommets aigus, les pentes escarpées, les forêts des vallons, apparaissent sous cette lumière nocturne ; les profondeurs du ciel elles-mêmes s’entr’ouvrent devant le regard, et le berger, qui contemple ce grand spectacle, sent son cœur ému d’une joie secrète. De même pour le lecteur, quand rayonnent les flammes de la poésie, les profondeurs du temps s’entr’ouvrent, les choses du passé s’éclairent ; un moment on croit assister à la scène qu’on a devant soi, et, comme le berger du poète, on est touché d’une émotion inconnue.