Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/139

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ignoraient ce qui vient de se passer, elles s’opposent à Jupiter, qui veut donner la victoire aux Troyens et satisfaire ainsi à la promesse qu’elles-mêmes ont faite à Achille. Tout cela est un tissu de contradictions, et il serait facile de montrer que, dans sa partie merveilleuse, le poème n’est rien autre chose.

Le merveilleux des chansons de geste ne vaut pas mieux, mais ne vaut pas moins. Dans l’Énéide, Énée, pressant du pied le sol pour arracher un arbrisseau, entend une voix lamentable qui sort du fond du tombeau et l’avertit de fuir une terre avare, un rivage inhospitalier. Dans le poème de Roncevaux, Aude, la sœur d’Olivier, la fiancée de Roland, demande à Charlemagne à voir une dernière fois le corps des deux chevaliers. Agenouillée auprès des deux cadavres, elle voudrait entendre la voix d’Olivier et prie en ces termes :

Glorieux sire, qui formas toute gent,
Faites venir aucun démontrement
A la chétive, qui au moustier attend
Que Oliviers me dise son talent (volonté).


Aussitôt Olivier prend la parole et lui annonce qu’elle touche au terme de sa vie :

Et s’en ira ensemble o (avec) son ami
Et o son frère qui la douleur souffri.

Quide plus comparable que ces deux récits, bien que suggérés par des sentimens différens ! Ou bien encore Ajax, entouré dans la bataille par un nuage obscur, supplie Jupiter de dissiper les ténèbres et de le frapper du moins à la clarté du jour, et il obtient du dieu que la lumière soit rendue à la campagne ensanglantée. Semblablement Charlemagne, désespérant de retrouver à Roncevaux parmi les monceaux de morts les corps de ses barons, demande au ciel d’intervenir en sa faveur et de les lui désigner ; aussitôt une aubépine fleurit auprès du corps de chaque chrétien.

Telle est la tournure générale des conceptions primitives ; tandis que, pour nous autres modernes, ce qui constitue la grandeur d’un homme, c’est la pénétration de son esprit, l’élévation de son caractère et l’habileté avec laquelle il use des circonstances, au contraire, dans l’histoire légendaire, c’est l’intérêt que prennent à lui les puissances supérieures, c’est la force qu’elles lui prêtent, c’est le succès qu’elles lui assurent. On crée ainsi une sorte de rouages imaginaires dont l’impulsion décide de tout. L’histoire positive et l’histoire légendaire diffèrent entre elles comme la magie et la science. Pour les peuples enfans, le merveilleux c’est l’imaginaire ; pour la raison mûrie, le merveilleux c’est le réel.