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Au reste, l’habitude masque pour nous, dans notre langue, bien des anomalies de même genre. De strictus et de spissus, on avait fait étroit et épois, ou, suivant une autre prononciation, étret et épais ; de regem et de regina, roi et roine, ou, suivant une autre prononciation, rei et reine ; de pondus, poids et poisant, ou peis et pesant. On voit, par la prononciation qui est aujourd’hui adoptée, que nous avons fait comme nos vieux poèmes, c’est-à-dire que nous avons pris à droite et à gauche et accommodé à notre guise des formes qui ne sont pas similaires.

Il est évident que le sentiment n’est pas le même chez ceux qui usent d’une langue fixée et chez ceux qui usent d’une langue naissante. Dans le premier cas, des règles positives existent, elles sont enseignées à la jeunesse, de grands écrivains en ont consacré l’usage. À ce terme, les mots ont acquis des formes invariables auxquelles personne ne peut plus toucher. Mais, quand une langue commence, point de règle, point d’enseignement, point de modèles. Les mots sont comme ces insectes qui, se dépouillant de la chrysalide, tiennent à la fois de leur état ancien et de leur état nouveau. L’arbitraire que les grammaires tendent toujours à restreindre est alors au plus haut degré, et, pourvu que l’on respecte l’analogie la plus générale de manière à demeurer intelligible, les analogies particulières sont sacrifiées sans scrupule. Le français n’a guère été écrit que vers le XIe siècle, et peu de temps auparavant le latin était encore la langue générale. On comprend sans peine comment les premiers auteurs se sentaient peu assujettis et peu contraints par la forme d’un mot. Cette forme ne pouvait pas avoir une grande consistance, et l’usage même qu’on en a fait prouverait par soi seul que tel était le sentiment intime de ceux qui s’en servaient. La nature des choses le veut : ce qui est naissant n’est point achevé, ce qui se forme n’est point fixé. Il faut apprécier cette condition et n’y voir ni un sujet de blâme, ni un sujet d’éloge. Peu à peu cependant les règles s’établissent, les formes deviennent définitivement immobiles, et, aujourd’hui, de toutes ces licences il ne nous reste plus que ce que nous appelons licences poétiques, dernière trace de l’indifférence archaïque sur la fixité des mots.


VII. – DE L’HIATUS.

Gardez qu’une voyelle à courir trop hâtée
Ne soit d’une voyelle en son chemin heurtée,


a dit Boileau. Cette règle n’est pas ancienne dans notre pensée ; nos vieux poètes l’ignorent complètement ; chez eux, les hiatus sont perpétuels. Dans cet essai de traduction, j’ai suivi leur exemple, et il est facile de faire voir que la règle ancienne est bonne et que la règle moderne est