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La plus notable différence est relative à l’hémistiche. Aujourd’hui toutes les règles qui déterminent la rencontre des mots dans l’intérieur d’un hémistiche s’appliquent d’un hémistiche à l’autre dans le vers entier. Autrefois l’hémistiche était considéré comme une fin de vers. Ainsi, dans un poème du XIIIe siècle, il est dit de Berthe :

Oncque plus douce chose ne vi, ne n’acointai ;
Elle est plus gracieuse que n’est la rose en mai.


Et dans un poème du XIIe siècle, il est dit d’un guerrier blessé à mort :

Pinabaux trébucha sur l’herbe ensanglantée,
Et fors de son poing destre lui échappa l’épée.


Cette habitude est constante, et, si on la juge sans aucun préjugé et indépendamment de nos règles modernes, on reconnaît qu’elle est irréprochable. L’oreille est satisfaite, et, en matière de vers et de rhythme, c’est le seul juge qui doive être consulté. Au XVIIe siècle, quand on réforma les règles de la versification, on fit intervenir à tort, à très grand tort, l’œil, l’écriture, l’orthographe, dans une affaire qui ressortit à un tout autre tribunal. On ne connaît, chose singulière, que depuis très peu de temps la vraie constitution du vers français. C’est un Italien, M. Scoppa, et, après lui, M. Quicherat, dans son traité de Versification française, qui ont fait voir que notre vers est construit, comme la plupart de ceux des langues modernes, sur le principe de l’accent. La langue française est accentuée comme toutes les langues ses sœurs ; seulement l’accent, au lieu d’occuper des places variables, est toujours sur la dernière syllabe, quand la terminaison est masculine, et sur l’avant-dernière, quand la terminaison est féminine. Voyez ce que peut le préjugé classique pour fermer les yeux à l’évidence ! Parce que le grec a l’accent souvent très reculé, parce que l’italien le porte aussi très souvent sur la syllabe antépénultième, parce que les gens du Midi, même du midi français, prononçant la langue d’oui, déplacent l’accent et l’amènent en arrière, on s’est imaginé que notre idiome n’était pas accentué. Parler sans accent doit signifier non pas parler sans intonation, mais bien donner aux mots l’intonation qui, chez nous, leur est propre. Objectera-t-on que, l’accentuation se faisant sentir à une place toujours la même, il en résulte uniformité et monotonie ? Il n’en est rien ; les mots réunis en phrase fournissent les combinaisons d’accens les plus variées. Voyez ce vers de Racine, où je souligne les syllabes accentuées :

Jamais vaisseaux partis des rives du Scamandre
Aux champs Thessaliens osèrent-ils descendre ?
Et jamais dans Larisse un che ravisseur
Me vint-il enlever ou ma femme ou ma sœur ?