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IV. – DE L’ORTHOGRAPHE.

Dans une question d’ancien français, l’orthographe ne peut pas être passée sous silence. Elle diffère en tant de points de notre système moderne, et offre elle-même tant de variations, qu’il faut une certaine habitude pour lire couramment les vieux textes malgré le vêtement sous lequel ils nous sont présentés. Comme l’orthographe est une pure affaire de convention, je me suis servi, dans cet essai de traduction, de l’orthographe moderne, qui, sans être au fond meilleure, a du moins l’avantage d’être familière aux yeux. Je ne m’en suis écarté que là où les règles de la syntaxe l’ont exigé, et, même dans les mots qui sont hors d’usage et que j’ai employés, je les ai écrits comme on les écrirait s’ils eussent passé dans notre vocabulaire.

La différence d’orthographe, sans toucher au fond des choses, n’en gêne pas moins grandement les abords de notre ancienne langue. Toute représentation de sens par des lettres est une convention. Or, quand on entre dans les textes du moyen-âge, on rencontre une convention toute différente et qui déroute complètement les yeux d’abord, l’esprit ensuite. Ainsi nous représentons généralement le son eu par eu : il peut. Le moyen-âge le représente fréquemment par ue : il puet. Cuer est coeur, ues est oeufs. Eux du langage moderne est d’ordinaire dans les manuscrits ex : ainsi yex est yeux, Diex est Dieu, miex est mieux. De même pour la finale aux : chevax est chevaux, beax est beaux, etc. Ou bien encore le moyen-âge conserve l’étymologie ; la syllabe au, il la représente par al : altre est autre, halt est haut, halme est haume. Pour se faire une idée de l’erreur dans laquelle nous jette presque inévitablement cette différence d’orthographe, il n’y a qu’à supposer qu’on ignore les conventions par lesquelles nous donnons un son spécial à certaines combinaisons de lettres, et alors notre mot dieux deviendra diéücs, autre deviendra aütre, et tout cessera d’être reconnaissable. C’est ce qui ne manque pas d’arriver quand on lit un texte du moyen-âge ; on prononce les lettres telles qu’elles sont écrites dans iex, diex, miex, ues, altre, et l’on s’étonne de l’étrangeté de ces sons qui, cependant, ne diffèrent des nôtres que par la représentation. Enlevez ce prétexte d’erreur à l’œil, écrivez l’ancien français comme le nouveau partout où cela est possible, et vous ôtez au vieux français le masque qui le défigure, car c’est vraiment le défigurer que de le prononcer tel qu’il est écrit.

Dans son livre sur les Variations du langage français, livre qui contient tant de vues neuves et vraies, M. Génin a mis en lumière un phénomène curieux, à savoir la réaction de l’écriture sur la prononciation. Notre langue fourmille de mots où l’écriture a fini par tuer la prononciation,