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antique, exercé à d’autres sujets, serait incapable de rendre avec fidélité les pensées et les sentimens modernes, on a complètement raison. Aller au-delà, ce serait se tromper gravement. Que peut-on entendre par barbarie dans notre langue ? On ne dira pas sans doute que c’est la modification qui a transformé le mot latin en mot français ; ce reproche tombe autant sur le français moderne que sur celui du moyen-âge, et il affecte à des degrés divers toutes les langues néolatines. Il affecte même, à vrai dire, les idiomes dont celles-ci sont provenues, et, si premier est une altération par rapport à primus, primus des Latins et πρώτος des Grecs sont, à leur tour, une altération par rapport à pratamas du sanscrit. Dans cette transmission successive des mots, chaque peuple les conforme à ses habitudes d’articulation et au sentiment de son oreille. À deux titres, une langue peut être considérée comme barbare, soit quand elle appartient à un peuple tellement dénué d’idées qu’elle ne se prête pas à exprimer les notions de la civilisation, soit quand l’analogie intérieure qui y préside est fréquemment interrompue par des exceptions et des contraventions. La première imputation ne tombe pas sur le français du moyen-âge ; placé sans doute, à ce point de vue, sur un degré inférieur aux langues modernes, il n’en possède pas moins une grande richesse, d’abord en tant qu’héritier du latin, puis comme exprimant un état social où apparaissent tant de nouvelles choses inconnues à l’antiquité, christianisme, pouvoir spirituel, féodalité, chevalerie, galanterie, industrie, boussole, poudre à canon, etc. La seconde imputation lui appartient bien moins encore, et même c’est sur le français moderne qu’elle pèse davantage. Quand on suit depuis la haute antiquité jusqu’à nos jours les langues indo-germaniques, auxquelles nous appartenons, on les voit constamment tendre à changer leur système grammatical. A chaque mutation, le sentiment de la syntaxe se perd davantage, les affinités analogiques se rompent, et l’on peut répondre que, de ce côté, plus une langue est ancienne, moins elle offre de ces irrégularités et moins elle est barbare. Un homme du XIIIe siècle, qui nous entendrait dire le lendemain, au lieu de l’endemain ; quel que soit celui que je visiterai, au lieu de qui que je visiterai ; en quelque lieu qu’on arrive, au lieu de en quel lieu qu’on arrive ; mon épée, au lieu de m’épée (ma épée), s’exprimerait sans doute d’une façon peu flatteuse sur le bon goût et la correction de langage de ses arrière-neveux.

Il faut donc complètement perdre l’idée que les différences qui séparent le français ancien du français moderne soient des fautes, des grossièretés, des barbarismes. Ce préjugé écarté, on goûte sans peine l’aisance, la souplesse et les réelles beautés de l’ancienne langue. Véritablement nous avons trois idiomes : le français actuel, celui du XVIe siècle et celui du XIIIe. Par notre dédain, la désuétude littéraire a frappé les deux derniers, et cependant, de même qu’ils ont eu dans