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Mysticisme, fanatisme, incantations, hallucinations, magnétisme, — me reproche-t-on d’avoir employé ces divers moyens pour atteindre mon but ? Va-t-on, comme les niais, se moquer de mes danses au milieu de l’église et de nos valses religieuses ? Les derviches font de même. J’ai maîtrisé les esprits et dompté les ames par ces moyens. Sans mon énergie inflexible, je n’aurais pas lié de la même chaîne tous ces hommes, les uns sauvages et incultes, les autres civilisés et perfides. Je viens à vous, parce que je sais que vous pouvez me comprendre, parce que, dans votre situation, vous n’avez pas de meilleur parti à choisir que de venir avec moi. Mes dogmes sont pour la tourbe vulgaire ; elle s’amuse de mes rites, et mes cérémonies grotesques lui font passer le temps. Aux intelligences supérieures et aux hommes d’un ordre spécial j’offre un but plus précis et plus élevé. »

« Je le regardais avec attention, pendant que son œil noir, assez petit et enfoncé dans l’orbite, me pénétrait et semblait plonger dans les profondeurs de mon ame. Flatterie, ruse, résolution, souplesse et férocité étaient les caractères inscrits, à ne pas s’y méprendre, sur cette figure juive, dont le nez était crochu comme un bec d’oiseau de proie, et le front haut comme une muraille. Il avait l’air d’étudier l’impression qu’il avait produite sur moi. Son sourcil s’élevait, et la vive étincelle de son œil fulgurant trahissait la secrète ardeur d’une pensée contenue. Nous gardâmes le silence quelque temps l’un et l’autre.

« La vie est une lutte, reprit-il. Le plus fort l’emporte. Jusqu’ici j’ai été le plus fort. Si vous ne savez pas mon histoire, je vais vous l’apprendre : l’aumône m’a nourri ; né dans une rue de la Nouvelle-Orléans, apprenti, colporteur, petit marchand, j’ai été lancé au milieu des masses, j’ai souffert et vécu comme elles. Le premier fait que j’ai reconnu, c’est la folie avec laquelle les hommes prétendus libres de nos républiques américaines, si fiers de leurs institutions, se réunissent pour s’entredétruire et se regardent comme une proie mutuelle tour à tour dévorée et dévorante. De ces atomes ennemis, de ces individualités égoïstes, de ces appétits en lutte, il n’y a rien à espérer qu’une éternelle guerre et une destruction sans fin. Ces hommes n’ont pas même l’instinct protecteur, grace auquel les animaux se réunissent pour se garantir, et se défendent contre l’ennemi commun.

« Voilà ce que je compris, et une idée me frappa : c’est qu’il fallait souder ces volontés au moyen d’une volonté plus énergique ; — que peu importait la folie des opinions ou des idées sous l’étendard desquelles on se réunirait, pourvu que le bataillon se formât. Je me mis donc à l’œuvre, et je réussis. Mes premiers efforts se bornèrent à un petit canton de la Pensylvanie. Bientôt presque tout l’Ohio fut à moi. J’avais réalisé de nouveau les miracles des premiers monastères chrétiens. Parmi mes nombreux adeptes, les uns m’apportaient leur fortune ;