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et les richesses de la poésie indienne. M. Gorresio n’est pas seulement un érudit, il est aussi un écrivain. En même temps que l’indianiste habile fait un choix savant entre les leçons et les variantes, l’homme d’imagination aspire à transporter dans son idiome maternel les beautés de l’antique idiome : lutte laborieuse et assez semblable à celle que Rama lui-même soutient contre les géans. C’est aussi contre un géant que lutte M. Gorresio ; aussi rassemble-t-il toutes ses forces et toutes ses armes. La langue qu’il manie est trempée aux bonnes sources ; on voit qu’elle a été forgée sur la puissante enclume de Dante. Quelques mots comme tartaro, bardo, ont peut-être une physionomie un peu classique ou un peu moderne ; la difficulté de traduire sans trop de périphrases les épithètes complexes qui abondent dans l’original a entraîné le traducteur à user d’un expédient que je ne lui conseille pas de renouveler : c’est de rendre par un mot grec de sa composition, lotophyllope, cette désignation poétique : celui dont les yeux ressemblent aux feuilles du lotus ; ce serait, ce me semble, ronsardiser en italien. Je n’aime pas non plus que, pour désigner une des plantes qu’elle trouvera dans la forêt, Sita emploie l’expression technique de poa cynosuroïdès. Ce sont là du reste des chicanes bien vétilleuses. En somme, le besoin d’alléger un peu la phrase sanscrite, tout hérissée, pour ainsi dire, de ces grands mots composés dont les racines s’entrelacent comme l’inextricable végétation des jungles de l’Inde, le désir de ne pas arrêter le mouvement général de la période par une trop minutieuse reproduction de tous les détails, n’empêchent pas M. Gorresio d’être un traducteur fidèle avec élégance, s’il n’est pas littéral jusqu’au scrupule. Je ne doute pas qu’il n’atteigne le but qu’il s’est proposé. En même temps qu’il aura mérité la reconnaissance des indianistes en publiant un bon texte du Ramayana, il fera lire ce poème d’un bout à l’autre aux gens de lettres et aux gens de goût, et fera partager, du moins en partie, la vive admiration qu’il ressent pour un des plus remarquables produits de l’imagination humaine. Quand il aura achevé sa tâche, quand le poème entier aura paru accompagné d’une introduction qui sera sans doute bien propre à le faire apprécier, je pourrai y revenir et traiter les questions d’histoire, de philosophie et de littérature que cette introduction ne manquera pas de soulever. Pour aujourd’hui, je me hâte de terminer cette rapide excursion dans l’Inde, de regagner les bords du Nil, de remonter dans ma barque, que j’ai laissée amarrée devant le temple de Denderah, et qui n’attend qu’un souffle de bon vent pour me porter au pied des ruines de Louksor.


J.-J. Ampère.