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entier était dans l’allégresse ; la descente de Ganga remplissait de joie les trois mondes. Le sage roi Bhagirata, assis sur son char, s’avançait au-devant de tous ; le Gange le suivait. Traînant ses grands flots couronnés d’écume, précipitant sa course rapide et roulant ses impétueux tourbillons, le fleuve semblait suivre le roi en dansant. Arrivés au bord de l’océan, le roi et le fleuve entrèrent dans le sein de la terre par la voie qu’avaient creusée les fils de Sagara. Dès que le fleuve saint eut touché les cendres des Sagarides, ils prirent soudain des formes divines et montèrent au ciel. »

Tels sont les principaux traits de cet étrange et magnifique épisode choisis dans les deux versions que j’ai sous les yeux. Il me paraît impossible que, malgré la bizarrerie de certains détails, on ne soit pas frappé d’un grand air de poésie répandu sur ce morceau célèbre. Ce ne sont pas les proportions harmonieuses de l’art grec, ce sont les proportions gigantesques de l’art oriental ; ce n’est pas l’Apollon du Belvédère, ce sont les colosses de Memphis ou de Ninive ; ce n’est pas le Parthénon, c’est Karnac ; ce n’est pas l’Olympe, c’est l’Himalaya.

Par la même raison, il ne faut pas demander à Valmiki d’être un Homère. Il y a bien entre eux quelques rapports ; la poésie de tous deux est une poésie non écrite, chantée par des rapsodes. C’est probablement cette analogie qui avait fait croire aux Grecs que les Indiens chantaient les poèmes d’Homère traduits dans leur langue. Il y a même dans le Ramayana quelques traits d’imagination qui rappellent l’Iliade. Les coursiers pleurent le héros ; les dieux d’Homère font trois pas, et ils atteignent aux extrémités de l’univers ; de même le dieu Vichnou fait trois pas et franchit les trois mondes. Ici le nombre des pas est expliqué par le nombre des mondes, ce qui semble indiquer l’origine mythologique de l’allure qu’Homère donne à ses dieux ; mais ce n’est pas le lieu de s’arrêter à ces ressemblances des mythes indiens et des mythes grecs dont le Ramayana nous fournirait d’autres exemples[1], et je me bornerai à quelques rapprochemens entre les deux poésies.

Une grande infériorité de la poésie indienne, c’est le vague des descriptions. Un trait pittoresque suffit à Homère pour caractériser une localité ; il n’en est pas de même dans le Ramayana. Une énumération souvent assez prolixe de circonstances banales ne laisse au lecteur aucune impression distincte et individuelle. Toutes les forêts se ressemblent ; il y a pour toutes un lieu commun descriptif qui se reproduit avec peu de variations. La peinture de la ville d’Ayodia est très frappante, et, comme je l’ai fait remarquer, donne l’idée d’une civilisation assez avancée ; mais rien n’y est particularisé, rien n’y fait connaître

  1. La vache d’abondance, qui prodigue toutes sortes de biens, pourrait être l’origine de la corne d’abondance. La lutte des Suras et des Asuras ressemble beaucoup à la lutte des dieux et des Titans. Indra l’emporte comme Jupiter.